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ANALYSES.theodor weber. Émil du Bois-Reymond.

saurait s’y tromper, pas plus qu’il ne peut manquer de déclarer que l’athéisme est la conséquence fatale du monisme.

Et pourtant, pour qui se rappelle les sept énigmes qui ont donné lieu à ce débat, et surtout les quatre[1] que Du Bois-Reymond a déclarées absolument trancendantes et insolubles, n’y a-t-il pas lieu d’appeler de ce jugement ? certainement le concept ordinaire du matérialisme semble exiger que la doctrine ait une réponse toute prête à chacune de ces quatre questions ; Th. Weber lui-même, dans son premier article, avait évidemment été séduit par l’apparence, il avait caressé le vain espoir de rallier ce demi-scepticisme à la lumière triomphante de sa propre foi. Mais il a bientôt reconnu son erreur ; de là son livre.

Je me contenterai de donner un trait d’une de ses idées sur la théorie de la connaissance. Les savants sont unanimes à déclarer, avec Du Bois-Reymond, que l’essence des choses nous échappe, que le but de l’étude scientifique concerne seulement le comment. Th. Weber soutient au contraire que l’essence des choses est pour nous chose aussi claire que possible, que c’est le comment qui nous est inaccessible. Ainsi nous avons une idée parfaitement nette de ce que c’est que la matière et de ce que c’est que la force, mais nous ne voyons nullement comment la seconde peut agir sur la première.

Il est incontestablement très facile de retourner de la sorte les problèmes philosophiques, sans avancer d’un pas leur solution ; il l’est moins de reconnaître quel est l’avantage d’une pareille méthode, et j’avoue que c’est devant cette difficulté que je recule. Rien n’est plus simple que de se former des concepts clairs et mathématiques, de dénommer l’un matière et l’autre force, et de déclarer qu’on a saisi l’essence des choses, le substrat des phénomènes. Mais le problème posé devant nous, qui nous intéresse, ce n’est pas un substrat réel ou chimérique, ce sont les phénomènes eux-mêmes, et pour les aborder par cette voie et en débrouiller quelque chose, il faut avoir le génie d’un Descartes, qui est rare, et ne pas s’arrêter devant la crainte d’égarements inévitables.

Est-il besoin de dire que le comment dont parle Th. Weber, et qui serait plutôt un pourquoi, n’est nullement le comment que cherchent les savants ? Qu’il puisse vraiment s’y méprendre, c’est ce qui étonne d’autant plus, qu’il est bien au courant de la science moderne, et que, pour les questions scientifiques qu’il soulève sur la matière et les atomes, il se rend un compte suffisamment exact des difficultés du problème et de la façon dont il doit être posé.

Souhaitons qu’à l’avenir il aborde un sujet moins ingrat, et qu’au lieu de chercher le retentissement de vaines polémiques, il consacre à l’exposé systématique de ses propres idées les efforts dont il est capable et le talent qui lui a été départi.

Paul Tannery.

  1. L’essence de la force et de la matière. — L’origine du mouvement. — La production de la sensation simple. — La question du libre arbitre.