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que l’habitude de boire, si ce n’est l’habitude de fumer ? On peut répondre de prime abord que ces deux habitudes se complètent, que chacune d’elles appelle l’autre. Mais il n’y a en cela qu’une faible part de vérité ; on les voit se développer suivant une allure très inégale, parfois même indépendamment l’une de l’autre et dans des milieux différents. Il y a les peuples ou les classes qui fument, et il y a les peuples ou les classes qui boivent. Le Turc fume et ne boit pas[1], notre paysan ne fume pas encore et continue à s’enivrer. À mon avis, il est permis de regarder cette double passion comme l’une des formes grossières que revêt en société le besoin de mensonge ou d’erreur qui rend sociable. Ce que dit le politicien à son journal ou le libertin à sa courtisane, l’Arabe accroupi le dit à sa pipe, et l’ouvrier ou le paysan attablé à son petit verre ou à sa bouteille : mens-moi, trompe-moi, abuse-moi, arrache-moi au combat de la vie et procure-moi sans lutte l’illusion de la puissance ou du bonheur ! Seulement, l’illusion ainsi cherchée et obtenue est tantôt exultante, tantôt simplement consolante. Si l’alcool est le lyrisme de la vie végétative, le tabac en est l’élégie. Il est remarquable que ce dernier semble destiné à survivre au premier. On l’a vu, les classes lettrées se sont guéries du vice de la boisson ; mais elles fument toujours et ne paraissent pas près de renoncer à ce goût fâcheux. Est-ce parce que l’état cérébral produit par l’enfièvrement alcoolique, mais non l’alanguissement léger dû à la plus précieuse des solanées est incompatible avec les ivresses supérieures, avec l’exaltation politique peut-être parfois, et à coup sûr avec les joies de l’art et de la pensée ? Et, de fait, les plaisirs spirituels sont le véritable remède à l’abus des spiritueux. Je suis pleinement d’accord sur ce point avec M. Colajanni. Il faut traiter l’ivrognerie par la méthode substitutive. Ou bien l’homme aurait-il vraiment, même civilisé, un plus grand besoin de calme que d’excitation, de consolation et de résignation que d’espérance ?

G. Tarde.

V. Van der Haeghen.Geulincx, étude sur sa vie, sa philosophie et ses ouvrages, 1 vol.  in-8o de 230 pages, chez Ad. Hoste. Gand, 1886.

M. Haeghen s’était proposé d’abord de rassembler les ouvrages de Geulincx, de faire des recherches à son sujet dans les archives d’Anvers et les documents de l’ancienne université de Louvain. Puis il a élargi le cercle de son travail, essayé de réunir en une synthèse l’ensemble des principes de Geulincx et de fixer la place qu’il doit occuper dans l’histoire de la philosophie cartésienne.

  1. D’après notre auteur, l’infériorité des Musulmans tient à ce qu’ils ne boivent pas d’alcool.