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ANALYSES.colajanni. L’alcoolisme.

débauche est mère et non fille de la misère, quoique cela soit manifeste. Aussi l’incertitude et l’ambiguïté de leurs résultats relativement à la question qui nous occupe ne sauraient plaider en faveur de l’ivrognerie. Je ferai une concession à M. Colajanni : c’est que toute cette campagne contre l’alcoolisme, menée en Allemagne, en France et ailleurs[1], pourrait bien avoir pour unique effet de servir l’hypocrisie de législateurs ou d’hommes d’État désireux de monopoliser la fabrication de l’alcool après celle du tabac, et de distribuer, après des bureaux de tabac, des bureaux d’alcool. Mais, comme on ne voit point que le monopole gouvernemental ait empêché la tabacomanie de se développer, il n’y a pas plus de raisons de croire que les distilleries officielles auront la vertu de combattre l’intempérance. L’hygiène pourtant, reconnaissons-le, trouvera son compte à l’élimination des alcools impurs, considération de haute importance. Mais, si le renchérissement excessif des eaux-de-vie rectifiées et estampillées de la sorte devait avoir pour effet de rejeter la soif des buveurs sur d’autres substances encore plus toxiques et enivrantes à meilleur marché, par exemple sur l’éther ou l’opium, comme il arrive en divers pays, on ne voit pas trop ce que la santé publique gagnerait au change. Ce n’est pas en Chine seulement, c’est en Angleterre et aux États-Unis que l’opium, sous diverses formes, fait des ravages. À Glascow et à Londres, « quand les pauvres n’ont pas de quoi acheter de l’eau-de-vie, ils achètent du laudanum ». En Irlande, le bon P. Mathew avait si bien réussi à faire proscrire l’eau-de-vie qu’on se mit à boire de l’éther.

Il est certain qu’un courant presque irrésistible pousse les masses à la recherche des excitants. Pour mesurer la force de cet entraînement, il suffira de dire qu’il est plus facile aux religions elles-mêmes de réprimer la débauche que l’ivresse, de faire des femmes chastes que des hommes sobres, comme le prouve l’exemple déjà cité des Bretons, et que, seul, l’islamisme a eu la puissance de généraliser la sobriété. Encore la loi du Prophète n’a-t-elle soumis que des races méridionales naturellement assez tempérantes ; il n’est pas sûr qu’elle eût plié les Danois et les Suédois au régime de l’eau pure. L’alcool, en somme, est au peuple ce que le sucre est à l’enfant : « la poésie de la vie digestive. »

D’où vient ce penchant indomptable, ou peu s’en faut ? Disons mieux : cette véhémence, cette rapidité de diffusion populaire qui est propre, en général, à tous les excitants, alcools de toute espèce, liqueurs fermentées, café, thé (ajoutons journaux), pourquoi est-elle le privilège, non de ces substances seulement, mais de substances précisément contraires, des calmants, tabac, morphine et autres ? Pourquoi l’homme a-t-il besoin d’une ivresse quelconque, et pourquoi, ayant ce besoin, a-t-il aussi celui d’un apaisement ? Pourquoi rien ne se répand-il si vite

  1. Indépendamment des intéressantes idées de M. Alglave à ce sujet, lire M. Rochard (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1886) et M. d’Haussonville (Revue des Deux Mondes, passim, 1er janvier 1887). Voy. aussi Journal des Économistes, mars 1886, etc.