Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/434

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
430
revue philosophique

par le prédicateur, et non deux faits réunis par un lien de causalité de l’un par l’autre[1].

L’influence de l’alcoolisme me semble plus manifeste sur la petite ou moyenne délictuosité que sur la grande. M. Colajanni fait observer que, de 1849 à 1880, en France, la consommation d’alcool a beaucoup augmenté, pendant que les homicides volontaires diminuaient. Cette très légère diminution toutefois n’est qu’apparente, si l’on tient compte de la correctionnalisation croissante, qui a fait passer un nombre toujours plus grand de meurtres sous la rubrique des homicides par imprudence. Ceux-ci ont monté par degrés de 155 en 1826 à 470 en 1880. Mais ce n’est rien auprès de l’accroissement numérique des coups et blessures : 609 en 1826, 1112 en 1880 ! On comprend fort bien que l’alcool rende les hommes batailleurs encore plus que meurtriers. Ces chiffres peuvent être rapprochés de la statistique anglaise, où l’on constate que les grands crimes ont diminué de 20 p. 100, mais que les simples délits ont cru de 81 p. 100. Je me crois aussi autorisé par certains faits, dont notre auteur triomphe trop aisément, à faire une autre remarque générale : l’alcoolisme coutumier, traditionnel, acclimaté, l’alcoolisme élevé à la hauteur d’une institution nationale ou d’un rite religieux, est tout autrement inoffensif que l’alcoolisme importé par mode récente, par accès d’innovation, et en train de se répandre dans un nouvel habitat. Une maladie chronique est toujours moins intense, quoique plus incurable, qu’une maladie aiguë ; et les vices, comme les virus, à la longue s’adoucissent en se nationalisant, par exemple la débauche à Chypre et la fainéantise à Naples. C’est sans doute la raison pour laquelle le minimum de criminalité, joint au maximum d’ivrognerie, nous est offert par la Bretagne et la Normandie, et pourquoi les Désaugiers et les Anacréons de tous les temps ont chanté vin. Je m’explique de la même manière la petite constatation statistique faite par l’auteur dans sa propre patrie, Castrogiovanni, pays de grands vignobles, où tous les ans la Saint-Martin est fêtée de temps immémorial par des libations sans fin et où cependant le mois de novembre est le moins fertile en délits. Fort bien ; ces vieilles fêtes patronales avaient du bon ; et il est agréable de penser qu’un peu de joie, même bachique, n’a rien de démoralisant ; au contraire.

Évidemment, l’alcoolisme ne doit pas plus nous faire maudire l’alcool que l’érotisme ne doit nous faire maudire l’amour. Mais avons-nous besoin de la statistique pour nous assurer que le libertinage est un mal ? Et, à vrai dire, comment pourraient bien s’y prendre les statisticiens pour nous démontrer laborieusement cette évidence ? Ils seraient très embarrassés. Ils auraient même beaucoup de peine à prouver que la

  1. La proportion des alcoolistes parmi les aliénés est forte, quoique décroissante, paraît-il ; mais l’auteur prétend qu’ils sont alcoolistes parce qu’ils sont aliénés, et non aliénés parce qu’ils sont alcoolistes. Voy. à ce sujet la statistique relative à Vienne (p. 123). Il est certain au moins que l’alcoolisme des courtisanes est la suite et non la source de leur prostitution.