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ANALYSES.colajanni. L’alcoolisme.

sionner force méfaits et force chutes dans la démence. Mais il serait surprenant qu’une efficacité pareille ne se traduisît par aucun signe dans l’algèbre du statisticien. Aussi, ce me semble, malgré les doutes que l’étude approfondie du savant sicilien a soulevés, reste-t-il non plus certain, il est vrai, mais probable que beaucoup de chiffres maniés par le criminaliste ou l’aliéniste expriment en partie la déplorable vertu de l’ivresse accidentelle ou habituelle. J’attache peu d’importance, comme M. Ferri, à la statistique comparée des divers États ; leur diversité même est un obstacle à leur comparaison utile. Sans doute, les États septentrionaux le plus alcooliques, le Danemark entre autres, sont en même temps moins criminels et, qui plus est, moins fertiles en crimes de sang (réputés la spécialité criminelle de l’alcool) que les pays méridionaux, par exemple que l’Italie, si sobre. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Ne savons-nous pas que les meilleures conditions sociales, les plus efficaces pour contrebalancer, et bien au delà, l’influence de l’alcoolisme, se trouvent dans le Nord, du moins dans notre siècle ? Comparer les diverses provinces d’un même État, passe encore. Or, il est à remarquer que, d’après un tableau dressé par M. Bournet[1], en France, les départements riches qui ont le plus de cabarets par rapport à leur population, comptent le plus de délits, tandis que les départements pauvres, moins buveurs, sont aussi moins délinquants. M. Baron a fait un rapprochement analogue,’auquel M. Colajanni ne répond pas. Singulier tableau, entre parenthèses, d’où il résulte que le progrès de la prévoyance et du bien-être, exprimé par le chiffre des membres de sociétés de secours mutuels et des indigents secourus dans les régions nord et sud-ouest de la France, est, dans une certaine mesure, lié au, progrès de la criminalité et de l’ivrognerie !

Mais passons à la statistique comparée dans le temps. Celle-ci, comme le dit notre auteur, est de beaucoup la plus instructive. En négligeant les détails, nous constatons que, en France, depuis 1830, la consommation de l’alcool a triplé, exactement comme la délictuosité. Or, quoique dans le détail les deux courbes coïncident rarement (20 fois seulement contre 29 non coïncidentes), ce parallélisme d’ensemble ne peut pas être dépourvu de toute signification. Le parallélisme est encore plus marqué avec la courbe du suicide[2]. En Belgique, l’alcoolisme et le délit ont augmenté de même, parallèlement, malgré de nombreuses inversions annuelles. En Suède, la marche de l’alcoolisme et celle de l’aliénation mentale ont été en général parallèles. J’omets l’Irlande, où, à la suite des prédications du P. Mathew contre l’ivresse, on a vu diminuer à la fois, du même pas, l’ivrognerie et la criminalité. C’étaient là, je le reconnais, deux effets d’une même cause, l’enthousiasme religieux excité

  1. Il est reproduit par notre auteur, p. 60.
  2. Il est vrai que l’auteur fait à ce sujet une remarque très juste : l’augmentation de l’alcoolisme a lieu dans les classes inférieures, et l’augmentation du suicide, principalement dans les classes cultivées.