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nement, à mesure que ses salaires recevaient une augmentation énorme, souvent artificielle, mais d’autant plus propre à le « pousser à la consommation ». L’ivrognerie naît principalement du bien-être à cet égard j’invoque M. Fournier, de Flaix, autre panégyriste de l’alcool[1], d’après lequel, ainsi qu’il résulte d’un tableau dressé par lui, la consommation des liqueurs alcooliques est proportionnelle à la prospérité des peuples et à leur degré de civilisation. À ce fait général, il importe peu d’objecter quelques menus faits d’exception, par exemple la remarque fréquente que, en temps de grève, les ouvriers consomment plus d’alcool. Je le crois bien ! Ils ont à remplir le vide de leur temps, et ils jouissent de leurs restes. Je ne veux pas nier, d’ailleurs, que le petit verre soit une consolation pour plusieurs, pour un grand nombre.

Mais, avant tout, l’explication vraie, c’est l’exemple ambiant. Le bien-être ou la misère, le climat froid ou chaud, sont sans efficacité ici tant que l’action de l’exemple n’intervient pas. L’Angleterre a beau être le pays le plus riche du monde, l’alcoolisme n’y est ni très intense ni en voie de progression ; le Canada a beau être un pays glacial, sa sobriété est prodigieuse, et, de 1861 à 1880, elle a doublé, si l’on en juge par la consommation des alcools et des vins, qui s’y est abaissée de 50 p. 100. Comment se fait-il que, pendant que cette consommation augmente sans cesse en France, en Belgique, en Allemagne, en Finlande, elle diminue considérablement en Danemark, en Suède, en Norvège, en Russie, en Autriche, et, je le répète, au Canada ? La raison de ce contraste ne saurait être d’ordre économique. Je soupçonne plutôt là-dessous l’action cachée de l’imitation. Aussi, ce qui doit nous rassurer un peu pour l’avenir, c’est que les classes supérieures, imitées toujours quoi qu’enviées ou parce qu’enviées, se montrent aujourd’hui de plus en plus sobres, et que l’opinion publique formée par elles réprouve avec une sévérité croissante les excès de table. M. Colajanni a fort bien compris l’importance d’un tel fait. Le proverbe boire comme un templier révèle les habitudes qui régnaient jadis dans la société polie. Notre auteur nous cite un moine qui, quoique mort d’ivresse, fut canonisé ; et il rappelle que les empereurs d’Allemagne, à leur couronnement, juraient de ne pas s’enivrer. Imagine-t-on un monarque contemporain, fût-il allemand, prêtant un serment pareil !

La partie la plus solide du livre de M. Colajanni, c’est assurément sa discussion statistique. Mais, encore ici, nous ne pouvons accepter qu’une partie de ses conclusions. Reconnaissons d’abord franchement que la statistique sur ce sujet est un peu la bouteille à l’encre ; non liquet. Mais, fût-il prouvé qu’elle ne prouve point l’action de l’alcoolisme sur la criminalité et d’autres fléaux sociaux, il n’en serait pas moins permis d’affirmer cette action en vertu d’autres considérations, et notamment de celle-ci, que l’alcool, comme nous le dit son avocat, débride le cerveau, relâche son frein modérateur. S’il en est ainsi, il doit fatalement occa-

  1. Voir Revue scientif., 14 août 1886.