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ANALYSES.colajanni. L’alcoolisme.

et de lui reprocher l’emploi désastreux qu’elle fait des meilleures choses ! Heureusement, et la société doit en rendre grâces à M. Colajanni, rien de moins assuré désormais que cette démonstration.

Quant à l’action de l’alcoolisme, il y a mieux à dire encore à cet égard. Que la consommation de l’alcool influe sur le cerveau humain dans le même sens que l’absorption de la chaleur, de manière à compenser le plus souvent, dans une certaine mesure[1], le déficit de celle-ci, si du moins on consomme plus de liqueurs alcooliques dans les régions plus froides[2], c’est là une hypothèse plausible, à laquelle je me suis rallié. Mais il y a, il doit y avoir, au point de vue de M. Colajanni, cette différence que la chaleur est un agent naturel, mais non l’alcool ; que l’absorption de chaleur est un fait naturel, mais non la consommation d’alcool. L’alcool est né de quelques inventions, dont quelques-unes fort récentes, qui ont permis de transformer en cette précieuse substance toutes sortes de fruits, de graines, et jusqu’aux pommes de terre ; inventions répandues par imitation de fabrique en fabrique, puis de cabaret en cabaret. L’alcoolisme est né de quelques excès individuels qui ont trouvé des imitateurs, favorisés par la vie de caserne, initiation à la vie de cabaret, sinon par l’habitude du tabac, sociale aussi, militaire dans ses causes. Tout est social ici ; et maintenant, si ce mal social, l’alcoolisme, qui, d’après M. Colajanni, procède de la misère due à notre mauvaise organisation économique, n’engendre pas d’autres maux sociaux, s’il est innocent de la part énorme, très exagérée à coup sûr, qu’on lui attribue dans le contingent des délits et de l’aliénation mentale, tant mieux et non tant pis pour le régime capitalistique qui pousse, nous dit-on, l’ouvrier à s’alcooliser ! Par sa plaidoirie savante en faveur de l’alcool, notre socialiste, ce me semble, fait le jeu de ses adversaires.

Cela dit pour l’amour de la logique, empressons-nous d’ajouter qu’il nous paraît s’abuser en donnant la misère pour cause unique ou pour cause principale à l’ivrognerie[3]. Qu’il en soit ainsi à Londres, je le veux bien ; mais à Paris, depuis trente ans, et, en général, en France et en Europe[4], l’ouvrier est-il plus riche ou plus pauvre ? Plus riche certai-

  1. Dans une certaine mesure seulement : ce sera là toute ma réponse à l’objection que me fait à ce sujet M. Colajanni. Ma réponse est, au surplus, celle de M. Ferri.
  2. J’émets dubitativement cette proposition, qu’on a le tort d’accepter trop à la légère, sans tenir compte de la quantité bien plus grande de vin qui est consommée dans les pays méridionaux, où la consommation d’alcool est moindre. Si, par exemple, dans tel département où l’on boit par tête 3 litres d’alcool seulement, on boit en même temps 2 ou 3 hectolitres de vin, peut-on le juger plus sobre que tel autre, où l’on boit par tête 12 litres d’alcool et un demi-hectolitre de vin ?
  3. Sur ce point, il essaye de répondre (p. 145) à une objection faite par moi à M. Turati.
  4. M. Leroy-Beaulieu a beau être un vil économiste, j’avouerai humblement que les pages qu’il consacre à cette question dans sa Répartition des Richesses m’ont paru concluantes.