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DURKHEIM.la morale en allemagne

si dans cette doctrine il y a entre la morale et l’économie politique quelque trait commun, c’est qu’on réduit l’une et l’autre à n’être qu’une mise en œuvre de l’égoïsme. Au contraire, pour l’économiste allemand, les intérêts de l’individu et ceux de la société sont loin de coïncider toujours. Comme la société est autre chose que la somme arithmétique des citoyens, elle a dans chaque ordre de fonctions ses fins à elle, qui dépassent infiniment celles des individus et même ne sont pas de même espèce. Ses destinées ne sont pas les nôtres et pourtant nous devons y travailler. Les services économiques que l’État réclame de nous ne nous sont pas toujours payés avec une exacte réciprocité et pourtant nous les lui devons. Si nous les lui accordons, ce n’est donc pas par intérêt personnel, mais par désintéressement, et s’il y a entre l’économie politique et la morale d’étroits rapports, c’est qu’elles mettent toutes deux en œuvre des sentiments désintéressés.

On voit combien est peu fondée l’objection que les économistes classiques ont faite à satiété aux socialistes de la chaire : on leur reproche de compliquer inutilement les données de la science et de n’y introduire que de la confusion. Sans doute, dit-on, les idées morales et les règles du droit réagissent assez souvent sur le cours des événements économiques et le modifie. Mais ceux-ci ne laissent pas de former un ordre de faits bien distinct, qui suivent des lois qui leur sont propres, quoiqu’ils soient solidaires des autres faits sociaux. Dès lors le meilleur moyen de les étudier n’est-il pas de faire abstraction de ces causes perturbatrices qui en altèrent l’évolution naturelle ? L’abstraction n’est-elle pas un procédé légitime de la science ? Sans doute, seulement toutes les abstractions ne sont pas également justes. Une abstraction consiste à isoler une partie de la réalité, non à la faire disparaître. Or celle que nos économistes font d’ordinaire a précisément pour effet de faire évanouir l’objet même de l’économie politique telle que l’entendent les socialistes de la chaire : cet objet, c’est la fonction économique de l’organisme social. Pour les réfuter, il faudrait démontrer que cette fonction collective n’existe pas et pour cela prouver d’abord que la société n’est rien qu’une collection d’individus. Or c’est une proposition que l’on a souvent posée comme un axiome, mais dont on n’a jamais fait la démonstration.

Quelle différence y a-t-il donc entre la morale et l’économie politique ? C’est que l’une est la forme dont l’autre est la matière. Ce qui appartient en propre à la morale, c’est cette forme de l’obligation qui vient s’attacher à certaines manières d’agir et les marquer de son empreinte. Les phénomènes économiques peuvent à de certaines conditions la revêtir comme tous les faits sociaux. Ce n’est pas à dire