Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/426

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
422
revue philosophique

Puisque cet homme d’une activité prodigieuse, d’un zèle ardent, d’une charité surhumaine, a déposé son âme dans ses multiples écrits, rien n’est plus légitime et opportun que la curiosité de le connaître tel qu’il fut, tel qu’il s’est peint et révélé dans ses ouvrages. Le seul moyen de l’arracher définitivement à la légende, c’est de lui donner, ou mieux de lui rendre la parole, de l’écouter avec recueillement, en se reportant d’intention dans le milieu social où il passa la moitié de sa vie. Il mourut octogénaire ; et il frisait la quarantaine quand il s’arracha à la solitude studieuse pour entrer dans la carrière militante, armé de toutes pièces, plein de foi et saturé de science. Il ne reste rien de la période antérieure à sa conversion. Il est probable que le trop galant sénéchal n’avait fait que des vers érotiques, à la manière des troubadours. Beaucoup d’allusions à ce temps de folies prouvent qu’il ne se rappelait pas sans regrets les écarts de sa vie mondaine. En revanche, quantité d’observations excellentes, justes et profondes, attestent aussi une expérience peu commune des gens et des choses du monde.

C’est de la seconde moitié de sa vie que sont les écrits qui portent son nom. On peut les classer en trois groupes : authentiques, suspects, manifestement apocryphes. À ce dernier groupe appartiennent tous les ouvrages et opuscules d’alchimie et d’astrologie ; au second, beaucoup d’écrits en latin, où la pensée et les sentiments du maître se trouvent plus ou moins altérés par des disciples ou des sectaires qui ont pris sa place.

D’après ce que l’on sait des études de R. Lull par lui-même, il n’apprit le latin qu’assez tard et d’une manière imparfaite, et il ne posséda jamais cette langue morte au point de pouvoir la parler et l’écrire couramment. Il y a grande apparence qu’il fut aidé dans la rédaction d’un grand nombre de se œuvres latines par des secrétaires ou réviseurs. Dans ce latin d’école, pour ne pas dire de cuisine, on sent le catalan. L’opinion d’Helfferich (p. 86 de sa monographie) sur ce point capital n’a point de fondement. Si R. Lull avait appris le latin dans son enfance, il n’aurait pas eu la peine de se mettre au rudiment comme un écolier, après la trentaine. Quant aux versions en arabe, c’est lui-même qui s’en chargeait ; mais il n’est pas prouvé qu’il ait composé en arabe des ouvrages originaux, malgré quelques passages qui pourraient le faire croire. Il pensait, comme on dit, en catalan ; et les livres de controverse ou de propagande qu’il destinait aux musulmans n’étaient point de premier jet ; en autres termes, il n’y mettait point toute sa pensée, sans réticence, ainsi que le prouve avec évidence un passage très curieux de l’introduction à l’Art amativa, où on lit en toutes lettres que, dans l’édition qu’il prépare pour les lecteurs arabes, ne figurera pas tout ce qui concerne les mystères de la Trinité et de l’Incarnation, dont les mahométans ne voulaient pas entendre parler, Nos empero per tal que ells no la menyspresen explicite de trinitat ni de incarnacio en aquesta art no parlam per tal que ells no la lexen d’apendre