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ANALYSES.j. rossello. Obras de Ramon Lull.

de la vie spirituelle, n’avaient pas été dans toutes les mains, il y a grande apparence que l’inquisiteur d’Aragon, Nicolas Eymerich, son persécuteur posthume, qui voulait à toute force le faire déclarer hérétique, ne se fût pas acharné après sa mémoire, au point de fausser ou de supposer des pièces émanées de la curie romaine, à l’appui de son implacable rancune. Il prétendait avoir relevé cinq cents propositions hétérodoxes dans les écrits de ce martyr que l’Église a béatifié, sans oser le canoniser. Les dominicains, en haine des franciscains, à l’ordre desquels était affilié R. Lull, empêchèrent ce saint homme d’avoir son brevet supérieur de sainteté : il n’était pas thomiste. De plus, les frères prêcheurs formaient une aristocratie ; et le pauvre R. Lull, quoique gentilhomme, de naissance, à force de simplesse et de bonté, pouvait le disputer en popularité aux plus renommés prédicateurs.

On aurait tort de comparer et surtout d’assimiler ce docteur laïque, autodidacte, indépendant, apôtre volontaire des infidèles et réformateur hardi des mœurs et de la discipline ecclésiastiques, à l’un de ces docteurs angéliques, infaillibles, irréfragables, dont les noms consacrés par l’Église ou par l’Université, entourés d’un auréole de sainteté ou d’une haute réputation de savoir, s’imposaient à la foule ignorante, qui les répétait et les honorait de confiance. R. Lull parlait à tous par sa vie et par ses écrits. Une preuve éclatante de sa popularité, c’est que lorsqu’il s’embarqua pour sa dernière mission en Afrique, où il devait mourir lapidé, toutes les autorités civiles et ecclésiastiques, toute la population de Palma, l’accompagnèrent au port, comme s’il eût été un souverain, tant était grande sa réputation de science et de sainteté.

Cet ermite qui, à l’âge de l’ambition, avait renoncé à son rang élevé (il était sénéchal du roi de Majorque), à sa fortune, au brillant avenir que lui assurait sa naissance, recevait le prix de son abnégation et de son dévouement en estime et en vénération. Il n’est point de renommée aussi bien établie dans les pays de langue catalane. R. Lull, quoi qu’en dise le biographe de l’Histoire littéraire ( « Il resta le saint d’une île, comme il fut le docteur d’une coterie », t.  XXIX, p. 64), fut aussi populaire que François d’Assise, Antoine de Padoue, et plus tard Vincent Ferrier, parce qu’il eut l’esprit d’égalité chrétienne qui lui fit oublier sa race de gentilhomme au point de le rendre très sévère pour l’ordre des chevaliers ; parce qu’il fut pacifique ; parce que son cœur lui tint lieu de génie, ou plutôt parce qu’il eut le génie du cœur, celui qui fait les héros, les saints, et les écrivains naturels, d’une autre espèce que les auteurs.

Un homme qui ne fut rien, qui ne voulut être rien, qui se fit pauvre et petit pour servir sans peur la vérité, qui ne se démentit jamais, qui pensa toujours tout haut, et devant les docteurs, et devant les rois, et devant les princes de l’Église, sans flatter personne, sans envie ni crainte de plaire ou de déplaire, c’est là un phénomène rare, même au moyen âge, où la foi dominait la politique.