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de la volonté et de l’intelligence. Évidemment il croyait possible une théorie du sentiment, bien des siècles avant ceux qui l’ont tentée.

Cet illuminé y voyait très clair, parce que, au rebours du commun des philosophes, qui, à force de s’abstraire et de se renfermer en eux-mêmes pour regarder en dedans et écouter sans distraction la voix intérieure, arrivent à une espèce d’égoïsme monstrueux dans l’ordre intellectuel, il observait simplement ce qui se passait en lui, hors de lui et autour de lui ; de sorte que, avec ou sans préméditation, il faisait de la psychologie comparée en suivant la méthode empirique, bien préférable dans la pratique à la méthode expérimentale, laquelle est moins conforme à a nature, et à cause de cela moins sûre, quoi que prétendent les ambitieux qui recherchent la précision et l’exactitude, comme si les investigations de ce genre comportaient la méthode et l’esprit géométriques.

Le mystique R. Lull pensait peut-être que la partie la plus solide et la plus durable de son œuvre immense (plus de 300 écrits divers) était celle où il a prodigué, entassé les figures, les définitions, les questions, les divisions et subdivisions, les formules techniques, et quantité de mots étranges qui forment une nomenclature barbare, empruntée soit à la scolastique arabe, soit au vocabulaire de l’école ; car ce docteur laïque et autodidacte, qui se forma loin des universités, ne sut pas se passer de la langue scolaire, et il forgea des termes qui n’étaient point n dispensables. S’il nourrissait cet espoir, il se trompait ; car ce qu’il y a de bon, de curieux, d’intéressant, de réellement neuf dans ses ouvrages, c’est précisément ce qui ne doit rien aux écoles de l’Orient et de l’Occident. Dès qu’il veut faire le savant, ce maître n’est qu’un écolier. Ni les souvenirs ni les réminiscences d’école ne lui portent bonheur. Il se mit trop tard aux études pour attraper cet air de science probable qui sert de parure et de masque à tant de gradués ; le costume scolaire ne lui sied pas mieux que l’habit clérical. Il le sentait bien, car à chaque instant il se débarrasse de la défroque scolastique qui le gêne ; et toujours l’homme reparaît sous l’auteur. Sous le froc de l’ermite, qu’il avait adopté lors de sa conversion, il a plus de prestance qu’un chanoine fourré d’hermine ou un docteur coiffé du bonnet carré (voy. la jolie miniature du manuscrit offert au roi Philippe le Bel, en janvier 1310, nº 3323 du fonds latin de la Bibliothèque nationale).

Par sa nature comme par sa race, R. Lull était d’un caractère foncièrement indépendant ; il ne combattit pas dans le rang, mais comme volontaire, avec une ardeur et une ténacité qui lui tenaient lieu de discipline. Comme il écrivait sans apprêt dans sa langue maternelle, le vulgaire le lisait, le comprenait, savait par cœur plus d’une de ses naïves complaintes et de ses opuscules élémentaires sous la forme d’aphorismes, si propres à la divulgation de toute doctrine. Cet homme étrange qui passe généralement pour un esprit chimérique, détraqué et abstrus, fut un poète et un écrivain populaire. Si la « Philosophie de l’amour » et l’admirable petit livre de « l’Ami et l’Aimé », incomparable manuel