Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/423

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
419
ANALYSES.j. rossello. Obras de Ramon Lull.

à qui on le doit entreprendre un travail analogue pour dégager de la pénombre la figure originale d’Arnaud de Villeneuve, plutôt entrevue que connue.

Les philosophes nombreux qui subissent encore l’impulsion de la scolastique ne semblent pas se douter des monceaux d’erreurs qui encombrent l’histoire de la philosophie, qu’il faudrait refaire, ou réviser tout au moins, suivant la méthode critique de Pierre Bayle, ce dénicheur de faussetés, qui a tant démoli d’erreurs, en mettant au service de son génie dialectique une érudition de choix. Comme les constitutions les plus parfaites, l’histoire est sujette à révision, et par conséquent la biographie.

Malgré les gros volumes dont il a fourni la matière, particulièrement au xviiie siècle ; malgré les compilations estimables des PP. Custurer et Pasqual, Ramon Lull n’est point connu ; et il mérite de l’être pour bien des raisons, dont la principale est que cet homme extraordinaire fut son propre maître, qu’il ne devait à personne son savoir encyclopédique, et qu’aucune école ne peut le revendiquer comme lui appartenant. Peu de philosophes sont dans ce cas. Hormis l’Écriture, cet autodidacte ne savait rien de l’antiquité. S’il fréquenta les écoles à l’âge où l’on n’est plus écolier, ce fut pour y parler en maître, pour disputer avec les maîtres, pour faire place à sa doctrine à côté de l’enseignement de tradition, pour mériter l’approbation des doctes ou des docteurs brevetés ; car il eut cette faiblesse, n’étant lui-même qu’un volontaire de la philosophie, ni clerc, ni membre d’aucune université, ne prêchant jamais, comme on dit, pour sa paroisse, ni pour son couvent ; car il resta toute sa vie indépendant et libre, vivant à la lettre, dans une société divisée en compartiments, comme un échiquier, en véritable ermite.

On pourrait, à tous ces titres, l’appeler un homme nouveau et, dans tous les cas, un homme singulier, à peu près sans modèle et sans imitateur. En admettant que toute sa philosophie ne vaille pas une heure de peine, ainsi que l’a dit de Descartes quelqu’un qui n’aimait pas à être dupe ; en supposant que lui-même se soit laissé prendre à une vaine science de mots ; en accordant au besoin que sa logique si compliquée n’était qu’une sorte de sophistique, il resterait toujours le mystique, qui dans le dédale de la psychologie pure, où il s’est engagé maintes fois, a su se débrouiller, non pas comme un métaphysicien enivré d’abstractions et mettant son raisonnement au service d’une imagination sans retenue, mais comme un observateur exact de la nature humaine qui, tout en visant très haut, ne perd jamais pied et se tient sur le terrain solide de la sensibilité ; analysant les sentiments avec ces raisons du cœur, que la raison ne connaît pas, se préoccupant avant tout des tendances de la volonté, dont les origines sont peut-être moins obscures que celles de l’entendement, et dont la direction lui paraît en revanche bien plus difficile.

Peu d’auteurs ont poussé aussi loin les recherches sur les rapports