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même, sous de certaines conditions, prendre conscience de soi. La société ne se réduit donc pas à la masse confuse des citoyens. Comme d’autre part l’être social a des besoins qui lui sont propres et que parmi ces besoins il en est de matériels, il institue et organise, pour les satisfaire, une activité économique qui n’est celle ni de tel ou tel individu ni de la majorité des citoyens, mais de la nation dans son ensemble. Voilà ce qu’il faut entendre par ce mot de Volkswirtschaft dont nos économistes n’ont pas toujours vu le sens et qui pourtant résume et caractérise toute cette philosophie économique. « La Volkswirtschaft, dit M. Wagner, est, au même titre que le peuple, un tout réel. Les économies privées (die Einzelwirtschaften) en sont je ne dirai pas les parties, mais les membres[1]. » Bien loin d’être une entité logique, l’économie sociale — c’est ainsi que, faute de mieux, nous traduisons Volkswirtschaft — est la vraie réalité concrète, et c’est l’économie privée qui devient une abstraction, si l’on essaye d’en faire un tout indépendant, au lieu d’y voir la partie d’un tout. Elle ne prend place dans la science que comme élément de l’économie collective qui devient de cette manière l’objet immédiat de l’économie politique. En d’autres termes, la science économique se préoccupe d’abord des intérêts sociaux et par contre-coup seulement des intérêts individuels. Or sans vouloir disserter sur les bases dernières de l’éthique, il nous paraît incontestable que, dans la réalité, la fonction pratique de la morale est de rendre possible la société, de faire vivre les hommes ensemble sans trop de heurts et de conflits, de sauvegarder en un mot les grands intérêts collectifs. L’argumentation favorite et aussi la plus probante des moralistes métaphysiciens ne consiste-t-elle pas essentiellement à faire voir que les doctrines empiriques ne peuvent pas rendre compte des principes élémentaires sur lesquels repose toute société ? S’il en est ainsi, la fin de l’économie politique est bien analogue à celle de la morale. L’une n’est plus enfermée dans la sphère toujours étroite des intérêts individuels, tandis que l’autre a ouvertes devant elle les perspectives presque indéfinies de l’idéal impersonnel. Mais toutes deux recherchent également, quoique à des points de vue différents, comment les sociétés peuvent vivre et se développer.

Peut-être trouvera-t-on que cette conception n’a rien de neuf. Est-ce que les utilitaires n’ont pas, eux aussi, fait de l’intérêt collectif la base de la morale ? Oui, mais pour eux cet intérêt collectif n’est qu’une forme de l’intérêt personnel ; l’altruisme n’est qu’un égoïsme déguisé, qui ferme complaisamment les yeux sur sa vraie nature, et

  1. Handbuch, 68.