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variétés

ment que Cervantes n’ait point consacré un chapitre final à l’autopsie du pauvre hidalgo qui fut don Quichotte. Ce naïf regret prouve que l’historien-monographe considérait l’histoire du chevalier errant comme une observation complète dont l’ouverture du corps devait être le complément obligé, sans réfléchir qu’avant d’enterrer son héros le romancier lui avait rendu la raison dans sa dernière maladie.

Le Dr Pi y Molits ne pense pas autrement que son devancier, et il ne montre guère moins de naïveté, tout en faisant quelques réserves un peu tardives, sur la fin de ce livre étrange, incohérent et curieux, qu’il n’aurait pas eu la satisfaction d’écrire avec un plaisir extrême, visible à toutes les pages, s’il ne s’était pas obstiné sciemment à confondre le roman avec la clinique. Mais comment faire ? Il tenait absolument à complaire à un ami, cervantiste comme lui, lequel lui avait demandé une consultation en bonne forme sur ce grave sujet de la folie de don Quichotte. Cet ami enseigne la rhétorique dans un collège de Barcelone ; et s’il aime les amplifications, il doit être plus que content.

Le médecin consulté, se trouvant de loisir pendant une cure qu’il faisait dans une station de bains, prit la plume pour se distraire, et n’ayant d’abord que l’intention d’écrire une lettre, il se laissa aller à faire un volume où il est question de beaucoup de choses très diverses, et même un peu de médecine mentale. Cet esprit cultivé doit connaître la réponse que fit Sydenham, l’incomparable praticien, à un médecin fantaisiste, et même un peu fantasque, qui lui demandait conseil sur ses lectures : « Mon cher, lisez don Quichotte. » Mot piquant qui montre que le médecin, observateur de la nature, ne doit pas chercher la vérité dans les œuvres d’imagination, lors même que le génie les a consacrées. Il est vrai que certains aliénistes considèrent le génie comme une névrose incurable. En peu de mots, c’est une sorte de manie que de prétendre se montrer plus cervantiste que Cervantes. Et, il faut le dire, M. le Dr Pi y Molits n’a point l’excuse d’être Castillan, comme H. Morejon. Il est Catalan de nom et de race ; on le sent bien au bon sens qui domine dans les pages assez nombreuses où il raisonne en médecin expert, sans songer à sa marotte. En somme, il s’est délecté à écrire, et on peut le féliciter d’avoir traité un paradoxe avec plus d’esprit et d’agrément qu’on n’en met d’ordinaire dans la soutenance d’une thèse doctorale. Combien y a-t-il de docteurs en deçà et au delà des Pyrénées de qui il soit permis d’en dire autant ?

J.-M. Guardia.