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rara avis in terris, ne l’est guère moins pour le psychologue curieux, qui daigne descendre des hauteurs de l’aperception jusqu’aux misères de la pathologie mentale.

La caverne de Platon, cette chambre obscure qui a montré tant de fictions, idola specus, comme dit l’autre en son latin charlatanesque, ne vaut pas le préau, l’ouvroir ou tout autre lieu de réunion fréquenté par les aliénés. Seulement il faut les observer en toute occasion, avec une longue patience, et non les exhiber comme des bêtes curieuses, sous prétexte d’offrir des types aux auditeurs de quelque conférence. Ces exhibitions rappellent, malgré la distance des siècles, celle que l’on fit des fous de ce même asile annexé à l’hôpital de la Sainte-Croix de Barcelone, lors du retour triomphal du prince de Viana, héritier présomptif de la couronne d’Aragon, lorsque la volonté des Catalans l’arracha à la captivité à laquelle l’avait condamné la faiblesse d’un père dominé par une cruelle marâtre. Sur le passage de cet infortuné, les aliénés furent placés en évidence, sur une haute estrade, le visage barbouillé de vermillon, la tête ceinte de mitres en carton peint. Il ne se peut que le Dr Pi y Molits, qui est un lettré, n’ait pas lu ce fait dans l’intéressante chronique catalane de P.-M. Carbonell, témoin oculaire et véridique.

Pour revenir de cette digression, le délire qui constitue l’aliénation mentale est toujours diffus, et les conceptions délirantes abondent, excepté dans le dernier terme de la folie, dans la démence, où l’on voit souvent l’ombre d’une idée apparaître sous quelque formule stéréotypée, invariable, répétée machinalement et à satiété, lorsque le cerveau ne pense plus. Telle cette bonne vieille de la Salpêtrière, dans le service du Dr Falret père, que nous avons vue plusieurs années de suite, ressassant sans relâche comme sans réflexion cette phrase : « Je me suis assise sur une épaisseur. » Ces sept paroles de la folie peignent admirablement la démence. Parce qu’elle n’avait plus que la représentation verbale d’une idée inconsciente, dira-t-on que cette pensionnaire était atteinte de monomanie ?

Encore une fois, ce n’est point de la physiologie, de la psychologie, aussi inséparables que le physique et le moral, qu’il faut aller à la folie ; c’est de celle-ci, de la pathologie, de la médecine clinique, qu’il est légitime de remonter à l’état sain, normal. Le vulgaire des médecins, servum pecus, ceux qui affectent de se déclarer somatiques, ne voit que l’organe ou l’instrument, l’appareil et l’outillage[1]. Quant au médecin philosophe, qu’un ancien égalait aux dieux, tant l’espèce en était rare dès ce temps-là, sans rien négliger de ce qui est sensible, il se préoccupe avant tout de la fonction, de l’élément dynamique, de la vie à tous ses degrés, et il ne fait pas la sottise de séparer l’individu en deux ou trois fractions.

H. Morejon, homme simple et naïf, quoique savant, regrette sérieuse-

  1. Voy. l’opuscule intitulé De l’étude de la folie, par le Dr J.-M. G. Paris, J.-B. Baillière, 1862, in-8o.