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variétés

persécutions, l’aphasie, l’agraphie, d’autres phénomènes intercurrents contingents, fortuits, qui ne voit pas qu’il abandonne le principal pour l’accessoire ; si bien qu’avec cette passion de la micrographie, avec ces vues minuscules, qu’on décore du nom d’exactitude, on augmente prodigieusement le nombre des petites monographies sans profit réel pour la science. Sur le marché scientifique, c’est la monnaie de billon qui abonde ; l’or est rare ; mais par un effet de l’égalité, ce qu’il y a de plus difficile à conquérir — c’est la vérité — se trouve à la portée de toutes les bourses.

Esquirol est le maître de tant d’empiriques de l’aliénation mentale. Sa prétendue monomanie n’est que la traduction savante de ce qu’on appelait autrefois l’idée fixe, expression qui cède la place au mot dérivé du grec. Le mot existe, il a droit de cité ; mais la chose existe-t-elle ? Y a-t-il réellement une espèce pathologique qui mérite ce nom, et des individus monomanes ? Les gens du monde n’en doutent point, sur la foi des médecins ; et comme la tyrannie des mots prévaut souvent contre la vérité, il y a toute apparence que les deux termes persisteront, comme ces monnaies suspectes que la tolérance générale maintient en circulation.

Un médecin d’une expérience consommée, d’une sagacité peu commune, et qui se piquait, non sans raison, de quelque esprit philosophique, notre excellent et regretté maître le Dr J.-P. Falret, a nié carrément l’existence de la monomanie, et il a écrit à ce sujet une forte étude, qui n’est pas le moindre ornement d’un volume dont le contenu est un vrai trésor de savoir et de raison[1]. L’examen analytique et approfondi du délire a conduit ce savant praticien à rejeter l’unité restreinte, le délire unique et isolé. Il admet bien la folie partielle, circonscrite, avec un fonds général, comme un bon psychologue ; mais il ne saurait admettre une entité fictive, imaginaire, qui s’est produite, ainsi qu’il le démontre avec une grande abondance de preuves, de l’habitude qu’a le commun des aliénistes de ne faire attention, dans l’examen de leurs malades, qu’aux idées prédominantes, aux symptômes les plus apparents et en relief.

Les idées, manifestées par la parole ou par l’écriture, — et il y a beaucoup d’aliénés qui écrivent, — les idées sont les traits de la physionomie mentale. Or les idées, indépendamment de leur origine sensorielle, se produisent par association, se propagent, s’engendrent les unes des autres ; et de même que la pensée normale est féconde, de même le délire provoque et produit le délire. Ce mode de production, d’évolution, de génération, pour mieux dire, permet à l’observateur pénétrant de saisir une sorte de cohérence dans l’incohérence même, de coordonner des séries entières d’idées congénères, bien que délirantes ; bref, la logique des aliénés, fort intéressante pour l’aliéniste philosophe,

  1. Des maladies mentales et des asiles d’aliénés. Paris, J.-B. Baillière, 1864, in-8o. Voy. de la non-existence de la monomanie, p. 423-448.