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vées ni aperçus profonds ; homme de détail en un mot, peu porté et peu propre à la généralisation. Encore une fois, bon monographe et théoricien médiocre. Comme son maître, dont il n’avait ni le savoir varié, ni l’esprit philosophique, il voulut coordonner, classer, faire la nosographie des maladies mentales ; et, comme tous les classificateurs à la recherche d’une méthode naturelle, il passa à côté de la nature, de la réalité. Il eut singulièrement le tort de subordonner la pathologie à la physiologie, bien qu’il ne fût pas avec Broussais ; ce qui est une faute grave en médecine clinique ; car on ne descend de la physiologie à la pathologie que par des déductions le plus souvent peu légitimes, tandis qu’on remonte sûrement de la pathologie à la physiologie par des inductions rigoureuses ou tout au moins plausibles. Broussais l’avait compris, et c’est là son grand titre, malgré les erreurs et les défauts d’un système étroit à force d’être général et simple.

L’autre côté faible d’Esquirol, et c’est par là que se révéla sa nature d’observateur pur, c’est que, comme la plupart des gens qui observent avec les sens seulement, ainsi qu’en usent les plus habiles praticiens, il ne s’arrêtait qu’aux phénomènes en relief, aux symptômes saillants ; de sorte qu’il excellait au diagnostic qui se tire des signes apparents, et même au pronostic que permet la symptomatologie ; mais il ne voyait guère au delà : le fond même lui échappait. C’est par là que pèche le vulgaire des classificateurs : ils groupent artificiellement les symptômes, les traduisent comme ils peuvent en signes ; mais rarement ils remontent à la source et démêlent les causes, l’origine des phénomènes apparents. Ils se jouent à la surface, si bien que le diagnostic et le pronostic sont également superficiels.

C’est faute de cette pénétration profonde, qui est comme une seconde vue, que l’école médicale que Condillac a produite est inférieure aux écoles animiste et vitaliste, dont le mérite a été de fonder la pathologie générale sur l’étiologie. Or, la connaissance des signes est le préliminaire de la science des causes : en d’autres termes, l’étiologie donne toute sa valeur à la sémiologie.

Pinel, qui croyait, lui aussi, qu’une science n’est qu’une langue bien faite, était plus attentif aux caractères extérieurs qu’à la nature des maladies. Esquirol, dépourvu d’esprit et de connaissances philosophiques, praticien pur, voyant tout ce qui tombe sous les sens, mais sans plus, s’arrêta à la surface et ne descendit point jusqu’au fond du puits. Il ouvrit ainsi la voie, une voie spacieuse et très fréquentée, aux observateurs à la douzaine, qui s’imaginent étendre, reculer le champ de l’observation, en donnant des noms à des symptômes accidentels, éventuels, fortuitement concomitants ; de sorte que la nomenclature, qu’ils cultivent avec prédilection et enrichissent sans parcimonie, masque le plus souvent leur ignorance de la réalité.

Telle est malheureusement la tendance de la plupart des médecins d’aliénés. Tel se fait gloire d’avoir isolé, dégagé, décrit à part, comme une entité pathologique, le délire des grandeurs, des richesses, des