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variétés

en un temps où il y avait infiniment plus de cette graine-là qu’il n’y a d’officiers hors cadre dans l’armée espagnole. Aussi, tout en rendant hommage à son rare talent, on le qualifiait volontiers de bel esprit laïque (ingenio lego). Plus d’un pédant crotté lui lança cette malice de cuistre. Pauvre grand inventeur, dont on voudrait aujourd’hui faire un savant, et encore un savant spécial, un spécialiste, comme on dit en ce jargon qui prouve que la profession descend au métier.

Cette manie de voir en Cervantes un médecin a pris naissance en France ; et c’est un homme considérable, de beaucoup de sens, qui en est le père. Déjà le bon H. Morejon s’était prévalu de ces quelques lignes en guise d’épigraphe dans le livre de M. le Dr Pi y Molits : « On trouve dans Don Quichotte une description admirable de la monomanie qui régna presque dans toute l’Europe, à la suite des croisades. » C’est le texte même d’Esquirol, au tome second du recueil de monographies intitulé Des maladies mentales (p. 28).

Si cette assertion n’était pas exacte, la conception de H. Morejon et la thèse de M. le Dr Pi y Molits pourraient bien n’avoir aucune consistance.

Voilà donc, dans l’espèce, le point à élucider ; pour mieux dire, voilà toute la question. M. Pi y Molits n’y a point touché ; il n’a pas seulement songé à la soulever. Et la preuve, c’est qu’après avoir fait de Cervantes un médecin aliéniste spécial, dont la spécialité était la monomanie (p. 401), il le met gravement en parallèle avec Esquirol. Ces deux noms, dit-il, sont inséparables ; car, si la première description de la monomanie appartient à Esquirol, c’est Cervantes qui a écrit la première histoire d’un monomane (p. 436). Et il prodigue l’encens de son admiration à ce couple dont il fait l’apothéose. Singular y bienhadada union ! Loor à la inclita pareja del principe de los alienistas y del principe de los ingenios !

Laissant de côté ces métaphores de l’ancien régime, sachons si « le prince des aliénistes » eut raison de reconnaître dans l’auteur de Don Quichotte un clairvoyant précurseur de sa propre théorie, y en el hubo de reconocer como un vidente de su propia doctrina.

Certes, Esquirol n’était point le premier venu ; il fut le disciple distingué et le digne continuateur de Pinel, le libérateur des fous et le fondateur en France de la pathologie mentale. Ce qui montre l’excellence de son esprit, c’est qu’il se borna à écrire d’utiles monographies, fruit de ses observations cliniques, tandis qu’autour de lui d’autres disciples du maître, cédant à la manie dogmatique, qui est proprement le mal français, publiaient à l’envi des traités complets, d’allure magistrale et de forme didactique.

Voilà qui atteste le bon sens pratique d’Esquirol ; mais il n’y a point de quoi en faire un grand homme, bien qu’il ait reçu, plus d’un quart de siècle avant Pinel, les honneurs d’une statue dans la maison de Charenton. Au fond, cet observateur diligent et probe n’était qu’un honnête empirique, uniquement attaché à la médecine clinique, sans vues éle-