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connu ; et tout écrivain qui se produit en public ne s’embarque pas ans savoir où il va, ou du moins où il veut aller. Quoi qu’en disent les mauvaises langues, tous les médecins de fous ne ressemblent point à leurs clients ; mais il ne leur est pas défendu d’avoir des manies, cada loco con su tema, comme dit le proverbe.

La marotte de M. le Dr Pi y Molits est une théorie scientifique qui donne à son œuvre un caractère doctrinal et un semblant d’unité. Tout en se livrant à l’inspiration d’une symphonie à grand orchestre, il n’oublie pas que le compositeur le plus aventureux est tenu de revenir à son thème. Aussi, tout en s’enivrant de la mélodie de cette prose cervantesque, ample et sonore, tout en entassant les pages élégantes et nourries, il ne se perd point dans la brume. Son ballon est lesté et captif. Sa profession lui faisait un devoir de mettre du lest dans sa nacelle. Le plus plaisant, le plus gai, le plus jovial des médecins ne saurait se départir du sérieux conventionnel et obligatoire, de la gravité que la Faculté exige de ses suppôts. La dignité doctorale est comme une grâce d’état.

Qu’on n’aille pas croire que notre médecin, qui est un philanthrope et un humaniste, soit membre de l’innombrable confrérie qui rappelle le sacré collège des augures et le mot cruel du vieux Caton. De toutes les branches de la médecine, il n’en est point qui prête moins au charlatanisme que l’aliénation mentale. Les folies humaines, dont Érasme a fait un livre, ne sont point d’ordre pathologique. Il y a des siècles que les moralistes, les satiriques, les comiques exploitent cette inépuisable mine. Quant à la folie furieuse ou douce, deux auteurs seulement l’ont prise pour sujet de leurs ouvrages, avec un succès prodigieux.

Le Roland furieux d’Arioste faisait les délices de Voltaire, le plus gai des philosophes, après avoir charmé Cervantes, qui devait surpasser le merveilleux poète italien dans sa prose incomparable. Don Quichotte a fait rire plus de gens que n’en ont fait pleurer Alexandre, César, Napoléon et consorts. Ce roman immortel est proprement l’histoire de la folie et le livre de la sagesse. L’invention et l’exécution sont d’un génie essentiellement observateur. C’est par là qu’ont été séduits les médecins qui prétendent faire de Cervantes un médecin aliéniste, et, qui plus est, un médecin clinique. Si leur prétention se pouvait justifier, il ne serait que juste de réclamer pareil honneur pour l’Arioste, qui l’avait précédé dans l’histoire de la folie chevaleresque. Il semble que leurs titres soient équivalents. Il est vrai que le poète, toujours riant, conte à ravir dans une langue divine, charmant et amusant le lecteur ; tandis que l’autre fait rire et penser, avec une pointe de mélancolie qui fait participer le cœur aux joies de l’esprit. Comme les philosophes qui ont le plus ri de la comédie humaine, il a ce vernis de gravité naturelle, qui ne s’acquiert pas avec le diplôme. Du reste, ce libre génie se souciait peu des parchemins de l’Université ; il n’avait rien de ce qu’il faut pour faire figure ou seulement fortune dans les corporations.

Cervantes ne fut ni docteur, ni licencié, ni bachelier, dans un pays et