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il ne se contente pas de décrire les caractères de cet individu, de ce peuple, de cette littérature, il en isole un et recherche comment de celui-là sont sortis tous les autres ; il en déduit les destinées d’un peuple, comme les événements de la vie d’un individu, les traits essentiels d’une civilisation, comme les caractères d’une œuvre littéraire : il le montre se développant, se ramifiant en un certain nombre de qualités secondaires, toujours identique à lui-même sous la variété de ses métamorphoses, marquant les moindres faits à son empreinte dans les plus infimes détails qui l’expriment au même titre que les plus graves événements. De même que la qualité maîtresse contient en elle toutes les propriétés d’une chose, la connaissance de la qualité maîtresse implique la connaissance de tous les détails de l’objet, et, comme cette connaissance est un produit de l’abstraction, l’abstraction devient l’acte intellectuel par excellence, elle est l’intelligence tout entière.

La théorie de la faculté maîtresse se trouve ainsi vérifiée une fois de plus : après l’avoir appliquée aux différentes formes de l’intelligence, aux diverses créations de l’esprit, M. Taine l’applique à l’intelligence en général, à l’esprit considéré dans son essence, dans son fond intime. La théorie qui admet l’existence dans les choses de qualités primordiales, d’essences, et la théorie qui admet l’existence dans l’esprit du pouvoir d’abstraire ne sont pas deux choses distinctes, mais deux faces d’une même chose : l’une et l’autre supposent que les choses sont ainsi faites et l’esprit ainsi construit, qu’il y a entre les faits un enchaînement nécessaire et que l’esprit peut reproduire, par l’enchaînement intérieur de ses idées, l’enchaînement extérieur des faits.

Tout gravite donc autour de l’idée de nécessité : si M. Taine a élargi la doctrine empirique, c’est que cette idée n’y pouvait trouver place, et qu’elle était nécessaire à la satisfaction des exigences et des aspirations de son esprit. L’une de ces aspirations les plus profondes, c’est la religion de la science, c’est-à-dire une disposition à concevoir la science sous la forme de l’absolu, à reporter sur elle ces sentiments de vénération et d’amour que la ruine des dogmes religieux laisse sans emploi et sans issue.

Si M. Taine ne se résigne pas à admettre la relativité de la science comme de toute autre chose, s’il pense qu’elle sort des analyses de Stuart Mill amoindrie et découronnée ; s’il la conçoit adéquate à l’infinité des choses et fondée sur des principes éternels ; s’il ne veut pas qu’on l’emprisonne dans les étroites limites de notre petit monde, ni qu’on la réduise à l’explication purement empirique des faits, c’est là un dernier effort et une dernière protestation de cet instinct méta-