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DURKHEIM.la morale en allemagne

Pour l’école de Manchester l’économie politique consiste dans la satisfaction des besoins de l’individu et spécialement de ses besoins matériels. L’individu se trouve donc être, dans cette conception, la fin unique des relations économiques ; c’est par lui et c’est aussi pour lui que tout se fait ; quant à la société, c’est un être de raison, une entité métaphysique que le savant peut et doit négliger. Ce qu’on appelle de ce nom n’est que la mise en rapport de toutes les activités individuelles ; c’est un composé où il n’y a rien de plus que dans la somme de ses composants. En d’autres termes, les grandes lois économiques seraient exactement les mêmes quand même il n’y aurait jamais eu au monde ni nations, ni États ; elles supposent seulement que des individus sont en présence qui échangent leurs produits. On voit qu’au fond les économistes libéraux sont des disciples inconscients de Rousseau qu’ils renient à tort. Ils reconnaissent, il est vrai, que l’état d’isolement n’est pas l’idéal ; mais comme Rousseau ils ne voient dans le lien social qu’un rapprochement superficiel, déterminé par des rencontres d’intérêts. Ils ne conçoivent la nation que comme une immense société par actions de laquelle chacun reçoit juste autant qu’il donne et où l’on ne reste que si l’on y trouve son compte. De plus il leur semble bon qu’il en soit ainsi ; car une vie collective trop intense deviendrait vite une menace pour cette indépendance individuelle qui leur est plus chère que tout au monde. Aussi les plus conséquents d’entre eux n’ont-ils pas hésité à déclarer que les sentiments nationaux n’étaient que des restes de préjugés destinés à disparaître un jour[1]. Dans ces conditions l’activité économique ne peut avoir d’autre ressort que l’égoïsme et par là l’économie politique se sépare radicalement de la morale, si tant est qu’il reste encore quelque idéal moral à l’humanité, une fois qu’on a dissous tout lien social.

C’est à cette conception que s’attaquent MM. Wagner et Schmoller. Pour eux, au contraire, la société est un être véritable, qui sans doute n’est rien en dehors des individus qui le composent, mais qui n’en a pas moins sa nature propre et sa personnalité. Ces expressions de la langue courante, la conscience sociale, l’esprit collectif, le corps de la nation, n’ont pas une simple valeur verbale, mais expriment des faits éminemment concrets. Il est faux de dire qu’un tout soit égal à la somme de ses parties. Mais par cela seul que ces parties ont entre elles des rapports définis, sont assemblés d’une certaine manière, il résulte de cet assemblage quelque chose de nouveau, un être composé assurément, mais qui a des propriétés spéciales et qui peut

  1. Voy. Molinari, L’Évolution politique.