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principes ; on peut aussi accorder à l’esprit humain le pouvoir d’atteindre ces causes premières, de connaître ces essences, parce que cette connaissance n’est pas le résultat d’une intuition mystique, mais le produit d’une opération qui, bien que différente de la simple appréhension des faits, ne s’en distingue par aucun caractère surnaturel ou mystérieux.

IV

Cette opération, c’est l’abstraction qui est en quelque sorte, dans la doctrine de M. Taine, l’équivalent de ce qu’est dans, d’autres doctrines, la notion rationnelle ou le concept. On conçoit en effet que la cause, la propriété essentielle, n’est qu’un fragment d’un tout complexe, une portion d’un ensemble, un extrait de la réalité. Pour expliquer que l’esprit humain puisse l’atteindre, il n’est pas besoin de le supposer capable d’intuitions rationnelles ; il suffit de lui reconnaître le pouvoir d’envisager exclusivement une partie d’un tout, une propriété entre plusieurs, en un mot d’admettre l’abstraction. Or, c’est là un pouvoir que les philosophes empiriques n’ont jamais contesté à l’esprit humain ; le mot abstraction est un terme de leur vocabulaire ; l’appel à l’abstraction, un de leurs procédés d’analyse : leur seul tort a été de ne pas comprendre la fécondité d’une telle opération. L’unique modification que M. Taine apporte à leur doctrine consiste à traiter comme un point essentiel ce qu’ils ont traité comme un point accessoire, à mettre en pleine lumière ce qu’ils ont laissé à l’arrière-plan. En réalité, cette modification en entraîne bien d’autres : en restituant à l’esprit le pouvoir d’abstraire, M. Taine lui restitue son activité propre, sa spontanéité.

Son explication de la formation de certaines données primitives, par exemple des axiomes mathématiques, n’est pas d’un associationniste : pour lui, l’esprit ne reçoit pas ces connaissances toutes faites, il les crée ; il n’y a pas seulement association fondée sur l’habitude, mais liaison instituée par l’activité de l’esprit.

La façon dont il explique l’origine de ces jugements est une conséquence directe de la définition qu’il en donne : si les données que les axiomes unissent sont des faits distincts, si leur union n’est qu’un accident, la connaissance de ces axiomes est nécessairement un fait de pure expérience, parce que l’expérience seule peut nous révéler le fait qu’ils expriment. Si, au contraire, leur union n’est pas accidentelle mais nécessaire ; si les deux idées qu’unit l’axiome s’impliquent mutuellement ; si, dans de tels jugements, le sujet contient l’attribut, un effort d’esprit est nécessaire pour démêler ce lien intime,