Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/407

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
403
HOMMAY.l’idée de nécessité

ce qui sera ; il n’y a plus de créations, mais des transformations, et la naissance n’est plus qu’une forme du développement. Dans tout objet, il y a une propriété primordiale qui explique les propriétés dérivées, et qui les explique parce qu’elle les contient[1] : elle est la réalité dans laquelle toutes les autres réalités se résument, la source profonde d’où jaillit le flot des phénomènes, le tronc robuste qui supporte et qui nourrit la riche végétation de l’arbre tout entier. Cette propriété sui generis, c’est ce que Spinoza appelait l’essence, c’est ce que M. Taine appelle tantôt la qualité principale, tantôt la faculté maîtresse. Définir une chose, c’est exprimer cette propriété, et avec elle toutes les autres ; raisonner sur une chose, c’est prouver que la vérité qu’on veut établir est logiquement impliquée par elle[2]. Par la place qu’il fait à l’idée d’essence, M. Taine se rattache à Spinoza ; il s’en distingue en concevant l’essence autrement que lui. En affirmant l’existence d’essences, de propriétés primordiales, il s’est révélé métaphysicien ; il redevient empirique lorsqu’il s’agit de les définir.

Il s’efforce de faire entrer cette notion dans le cadre de sa philosophie, d’accommoder aux principes de son système cette idée qui semble incompatible avec eux. L’essence n’est donc pas pour lui ce qu’elle est d’ordinaire pour les métaphysiciens : ce n’est pas une propriété mystérieuse, distincte des faits, reléguée dans un monde inaccessible à l’expérience : elle coexiste avec les faits ; elle leur est immanente ; elle n’en est qu’une portion, un extrait[3]. Il n’y a pas deux mondes le monde transcendant des essences et des causes, et le monde de la pure expérience ; il n’y en a qu’un seul, et c’est ce dernier ; il n’y a pas deux sortes de réalités : les faits et des entités d’où ils émaneraient ; il n’y en a qu’une seule, et ce sont les faits ; mais, parmi ces faits, il en est qui ont un rôle à part : il y a des faits générateurs et des faits engendrés, des propriétés primitives et des propriétés dérivées[4]. On peut donc admettre des essences, sans sortir des limites de l’empirisme le plus strictement conséquent avec ses

  1. La définition est la proposition qui marque dans un objet la qualité d’où dérivent les autres, et qui ne dérive point d’une autre qualité… Ce n’est point l’affirmation d’une qualité ordinaire, car elle nous révèle la qualité qui est la source du reste. C’est une assertion d’une espèce extraordinaire, la plus féconde et la plus précieuse de toutes, qui résume toute une science et en qui toute science aspire à se résumer. (Littérature anglaise, V, 401.)
  2. Littérature anglaise, V, 402, 403.
  3. 3. Toujours un fait ou une série de faits peut être résolue en ses composants… Ce sont eux que l’on désigne sous le nom de causes, lois, propriétés primitives. Ils ne sont pas un nouveau fait ajouté aux premiers : ils en sont une portion, un extrait ; ils sont contenus en eux, ils ne sont autre chose que les faits eux-mêmes. (Littérature anglaise, V, 398.)
  4. Littérature anglaise, V, 408.