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tendance qui est au fond de son esprit : elle s’accuse mieux encore par la manière dont il le résout.

III

Le reproche principal que M. Taine adresse à Mill, c’est d’avoir défiguré et mutilé l’idée de cause, en la réduisant à l’idée d’une simple succession : pour lui le phénomène-cause est le producteur, et non pas seulement l’invariable précurseur du phénomène-effet[1] ; la relation de succession constante que l’expérience constate n’est que la traduction d’une relation plus intime et plus profonde que l’esprit conçoit. Mais cette relation dont il affirme énergiquement l’existence, M. Taine ne la conçoit pas sous la forme d’une propriété mystérieuse inhérente à la cause, et dont l’effet serait la manifestation. Avec Mill, il repousse comme entachée d’influence scolastique l’hypothèse « d’un lien mytérieux, par lequel les métaphysiciens attachent ensemble la cause et l’effet », et celle « d’une force intime et incorporelle que certains philosophes insèrent entre le producteur et le produit[2] ». Sa conception de la causalité ne sera donc ni celle de Mill, ni celle de la plupart des métaphysiciens, ni celle de Maine de Biran : cette définition, toute négative, est plus instructive qu’il ne semble ; en indiquant ce que cette théorie n’est pas, nous indiquons implicitement ce qu’elle doit être nécessairement. En dehors de l’hypothèse empirique qui fait du principe de causalité un jugement synthétique a posteriori, et de l’hypothèse kantienne qui en fait un jugement synthétique a priori, il n’y a qu’une voie ouverte : remonter par delà la critique de Hume, qui proclame l’hétérogénéité de la condition et du conditionné, la distinction de la relation causale et des relations purement logiques, jusqu’à la doctrine de Spinoza fondée tout entière sur l’hypothèse de l’homogénéité de la condition et du conditionné, sur l’assimilation de la relation de causalité aux relations du tout à la partie, du principe aux conséquences[3].

Telle est en effet la position que choisit M. Taine et dans laquelle il s’installe fortement[4] : cette transformation d’un point du système

  1. Nous pouvons maintenant comprendre la vertu et le sens de cet axiome des causes qui régit toutes choses et que Mill a mutilé. Il y a une force intérieure et contraignante, qui suscite tout événement, qui lie tout composé, qui engendre toute donnée. (Littérature anglaise, V, 410.)
  2. Intelligence, II, 298.
  3. Éthique, 1re partie, axiomes 4 et 5, proposition 3.
  4. Il y a deux royaumes, celui des faits complexes et des éléments simples. Le premier est l’effet, le second la cause. Le premier est contenu dans le second et s’en déduit comme une conséquence de son principe. (Littérature anglaise,