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HOMMAY.l’idée de nécessité

l’étroite région de l’espace et du temps où nous sommes confinés[1], et M. Taine recherche des lois qui s’appliquent partout et toujours ; elle conçoit le monde « comme un monceau de faits[2] » et lui le conçoit comme un tout dont les parties sont reliées par des liens d’acier, comme une vaste machine qui traduit par l’infinie variété des mouvements de ses nombreux rouages un théorème de mécanique vivante. Entre Mill et M. Taine le dissentiment porte tout entier sur la notion de nécessité : éliminée par Stuart Mill de la doctrine empirique comme un dernier reste de métaphysique[3], elle y est réintégrée par M. Taine, comme la condition nécessaire de toute science et de toute pensée. C’est ici qu’éclatent, sous la différence des doctrines spéculatives, la différence des esprits, des races, des éducations pour Mill, esprit purement anglais, la science inductive est le type de la science ; la déduction n’est qu’une forme de l’induction : il estime n’avoir pas besoin d’une nécessité de droit ; une nécessité de fait, tout empirique et relative, lui suffit pleinement[4]. Imprégné de la doctrine de l’association des idées, il ne voit dans notre impuissance à concevoir le contraire de certaines notions qu’un fait très naturel, un produit de l’habitude ; il est surpris de l’importance qu’on attribue à une circonstance aussi simple et des conséquences immenses qu’on en fait découler[5]. Pour M. Taine, qui est resté par bien des côtés un esprit français, la science déductive est le type ou du moins l’idéal de la science[6] ; il emploie le mot nécessité dans la plénitude de son sens métaphysique ; il pense que, privé de ce lest, l’esprit humain court au devant d’un naufrage[7].

Concilier les exigences de la science qui postule l’idée de nécessité avec les exigences de l’empirisme qui repousse tout ce qui n’est pas fait : tel est le problème qu’il se pose et qu’il s’efforce de résoudre, non par les expédients d’un éclectisme banal, mais par une interprétation originale des principes posés par Mill et acceptés par lui. À la manière dont il présente le problème, on reconnaît la double

  1. Littérature anglaise, 391, 392.
  2. Idem.
  3. Voir le chapitre : Démonstration et Vérités nécessaires. Logique, II, v.
  4. Voir le chapitre : Loi de causalité universelle. Logique, III, v.
  5. Je ne peux qu’être surpris de l’importance qu’on attache à ce caractère d’inconcevabilité, lorsqu’on sait par tant d’exemples que notre capacité ou incapacité de concevoir une chose a si peu affaire avec la possibilité de la chose en elle-même, et n’est qu’une circonstance tout accidentelle dépendant de nos habitudes d’esprit. (Logique, II, v, 6.)
  6. Voir, par exemple, Littérature anglaise, V, 410.
  7. Un abîme de hasard et un abîme d’ignorance, la perspective est sombre : il n’importe si elle est vraie. (Littérature anglaise, V, 394.)