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M. Taine, il s’agit de déterminer quelle conception générale de l’esprit humain devait résulter de cette structure particulière d’esprit.

II

Aux yeux du grand public, qui juge les doctrines par leurs tendances générales et classe les philosophes d’après leur opinion sur quelques points importants, M. Taine est un philosophe purement empirique qui nous a donné des doctrines anglaises une édition brillamment illustrée. Il reste, comme l’a dit M. Bourget, l’audacieux briseur des idoles de la métaphysique officielle, l’ennemi implacable de ces entités métaphysiques des modernes, où il voit un dernier reste des entités de la scolastique[1], l’un des premiers penseurs français qui aient conçu l’idée et tracé le cadre d’une psychologie purement positive, poursuivant le but que poursuivent les sciences de la nature, en employant les moyens qu’elles emploient. C’est là, en effet, un des côtés de son œuvre, c’est là une des idées directrices de sa théorie de la connaissance. Il rompt avec les doctrines qui admettent, sous quelque forme que ce soit, l’existence de l’a priori, comme il a rompu avec les doctrines qui admettent, sous quelque forme que ce soit, l’existence de l’âme et des facultés. Pour lui, comme pour Mill, c’est l’expérience qui meuble l’esprit avant elle il n’y avait rien en lui, tout ce qui est en lui est par elle[2].

Et cependant, s’il accepte le principe de la doctrine, il n’en accepte pas toutes les conséquences s’il accompagne Mill au point de départ, il ne veut pas le suivre jusqu’au point d’arrivée. C’est qu’en effet la doctrine empirique pure, brisant tout lien entre les phénomènes, scindant le monde en une multitude de fragments épars, est incompatible avec la notion de nécessité, et par conséquent avec ce caractère d’absolu que M. Taine veut conserver à la science[3]

Elle ne saurait admettre que des rapports constants de coexistence et de succession, et M. Taine admet des rapports nécessaires ; elle découvre des lois qui ne s’appliquent avec certitude que dans

  1. Nous considérons la substance, la force et tous les êtres métaphysiques des modernes comme un reste des entités scolastiques. Nous pensons qu’il n’y a au monde que des faits et des lois. (Littérature anglaise, V, 397.)
  2. Votre point de départ est bon : en effet l’homme ne connaît point les substances il ne connaît ni l’esprit ni le corps ; il ne connaît que ses états intérieurs, tous passagers et isolés. (Littérature anglaise, V, 396.)
  3. Par là nous désignons d’avance le terme de toute science et nous tenons la puissante formule qui, établissant la liaison invincible et la production spontanée des êtres, pose dans la nature le ressort de la nature, et enfonce au cœur de toute chose vivante les tenailles d’acier de la nécessité. (Littérature anglaise, V, 411.)