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HOMMAY.l’idée de nécessité

cette loi qui fait que, dans notre xixe siècle, en face de l’écroulement des systèmes qui paraissaient les plus solides, et de la décadence des renommées qui semblaient les mieux assises, nous n’admirons plus qu’avec des tempéraments et des réserves ce qu’autrefois nous admirions de toute notre âme. Aujourd’hui encore, s’il blâme « les préjugés théologiques de Leibnitz » et les témérités de Hegel, il persiste à croire que leur entreprise n’était pas un vain rêve, et qu’il n’est pas impossible de réussir complètement là où ils n’ont réussi qu’à demi.

Si cette tendance avait régné sans partage et sans contrepoids dans l’esprit de M. Taine, au lieu de renouer la tradition empirique, il eût continué la tradition métaphysique ; au lieu de nous donner l’Intelligence, l’Histoire de la littérature anglaise, les Origines de la France contemporaine, ces beaux ouvrages où l’idée abstraite n’apparaît qu’entourée d’un cortège de témoignages et de faits, il nous eût donné quelque poème de métaphysique à la manière de Hegel. Mais la nature avait mis en lui un autre instinct qui devait servir de correctif et de complément au premier : ce métaphysicien est en même temps un empirique ; cet amateur de vues d’ensemble, un collectionneur de faits ; s’il a la passion de l’unité, il a un vif sentiment de la complexité des choses réelles ; s’il aime les formules abstraites, il a le goût du détail pittoresque et concret ; si l’instinct métaphysique qui est en lui prédispose aux larges synthèses, son instinct positif l’avertit que l’analyse minutieuse est la condition de toute synthèse solide. Si les pages les plus éloquentes et les plus poétiques de son œuvre sont celles où s’affirment ce besoin d’unité, cette passion de synthèse, les pages les plus piquantes et les plus vives sont celles où éclatent ses instincts positifs, son culte des faits, son amour du détail. S’il a choisi pour sujet de l’une de ses principales œuvres, l’Histoire de la littérature anglaise, c’est parce que l’amour du fait est la qualité maîtresse du peuple anglais : il éprouve un plaisir visible à retrouver ce trait chez les divers écrivains qu’il étudie ; il attire et rappelle sans cesse notre attention sur ce point ; il répand sur cette idée la vive lumière de ses analyses et l’éclat de sa riche imagination. S’il a pris pour sujet d’un autre livre les Origines de la France contemporaine, c’est parce que ce grand fait de la Révolution française, tel qu’il l’a compris, n’est tout entier que la traduction du principal caractère de notre génie national : l’esprit classique, c’est-à-dire le goût des généralités abstraites et le dédain du fait précis et concret ; en tout la négation la plus formelle des qualités comme des défauts de l’esprit anglais.

Étant donnés ces traits essentiels de la structure d’esprit de