Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/400

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
396
revue philosophique

I

Toute théorie de la connaissance est nécessairement l’analyse de notre manière personnelle de connaître ; sous l’idée abstraite que chacun de nous se forme de l’esprit humain, on retrouve l’image de son propre esprit : les caractères de l’intelligence de M. Taine se retrouvent dans sa conception de l’intelligence en général. Or, l’un de ces caractères les plus remarquables, c’est la coexistence de deux tendances qui, en apparence contradictoires et d’ordinaire séparées, ont produit, par leur union et leur accord, l’une des intelligences les plus originales et l’une des doctrines philosophiques les plus curieuses des temps modernes. L’une de ces tendances, c’est l’esprit, ou si l’on veut l’instinct métaphysique, qui se traduit par l’amour passionné de l’unité, par le désir ardent de rendre tout intelligible ; par cette idée cent fois exprimée que les faits n’ont d’intérêt et de prix qu’en tant qu’ils manifestent les causes générales que chaque science tend à résumer dans une loi générale, chaque civilisation dans une croyance, chaque race, chaque individu, dans une qualité maîtresse que l’univers lui-même a sa formule qui, comprise, le résumerait tout entier, n’étant, sous l’indéfinie variété de ses formes changeantes, que le développement d’une sorte de théorème, se déroulant avec une régularité majestueuse dans l’infini de l’espace et du temps.

L’esprit métaphysique, qu’est-ce en effet autre chose que la croyance à la possibilité d’une explication dernière, à l’existence de ce que Zeller appelait une science du tout Sous quels traits peut-il se manifester, sinon par la disposition à subordonner le fait à l’idée, à rechercher partout les causes dernières, à poursuivre l’unité, là même où la complexité des phénomènes semble proclamer la vanité d’une telle recherche et la stérilité d’un tel effort ? C’est ce qui explique que M. Taine ait cru pouvoir traiter les phénomènes les plus complexes de tous, ceux de la production littéraire et artistique, comme les savants traitent les faits bien moins complexes du monde matériel ; qu’il ait apporté des formules et dégagé des lois, là où les critiques se contentaient de marquer des nuances et de signaler des analogies. C’est ce qui explique aussi cette admiration passionnée qu’il a autrefois ressentie pour les hommes qui resteront aux yeux de la postérité la plus haute expression du génie métaphysique chez les modernes : pour Spinoza et pour Hegel. Sans doute cette admiration s’est affaiblie avec les années ; il a subi aussi l’influence de