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les faits ne confirment guère. Les progrès de l’industrie et ceux de la morale ne coïncident pas nécessairement. Par conséquent, comme la morale est ce qu’il y a de meilleur au monde, elle devra exercer sur l’économie politique une influence régulatrice. L’abîme qui séparait les deux sciences se trouve ainsi comblé sans que pourtant elles se confondent. Le problème de l’économie politique est éthique par nature ; la fin qu’elle réalise est morale. « L’économie sociale (die Volkswirtschaft) ne consiste pas simplement dans une société de production. Ce qui importe avant tout, ce n’est pas de savoir comment on peut produire le plus possible, mais comment les hommes vivent, jusqu’à quel point l’activité économique réalise les fins morales de la vie, ces postulats de justice, d’humanité, de moralité qui s’imposent à toute société humaine[1]. »

Toutefois il faut bien reconnaître que ces formules, dont les économistes se sont souvent contentés, manquent de précision. Il faut même y voir moins une doctrine scientifique proprement dite qu’une aspiration généreuse et le sentiment confus d’un fait mal analysé. Les deux sciences sont rapprochées, mais on ne voit pas leurs rapports ; elles se touchent sans se pénétrer. Il semble même qu’on puisse traiter chacune d’elles à part de l’autre, quitte à chercher ensuite quelles sont leurs relations et à adoucir les lois économiques pour les mettre d’accord avec les maximes de la morale. La nouvelle école économique, dit Menger, ne remplace pas l’ancienne, mais se contente de porter des jugements moraux sur les vérités établies par cette dernière[2] ; et cette critique est assez juste de plusieurs socialistes de la chaire. Pour rendre intelligible une parfaite intimité de l’économie politique et de la morale, il ne suffit pas de faire voir par quelques exemples que les événements économiques ont un contre-coup en morale ; car tout se tient dans le monde et il n’y a rien d’étonnant à ce que deux parties de la réalité réagissent l’une sur l’autre. Mais il faudrait prouver que ces deux ordres de faits, tout en étant distincts, sont pourtant de même nature. C’est cette démonstration qu’ont entreprise MM. Wagner et Schmoller, le premier dans son manuel d’économie politique[3], le second dans la brochure qui porte pour titre : « Sur quelques questions fondamentales du droit et de l’économie sociale[4] ».

  1. Ibid. ; voy. aussi la page 54 et sqq.
  2. Menger, Untersuchungen ueber die Methode der Socialwissenschaften. Chap. VI, VII et appendice ix.
  3. Lehrbuch der politischen Œkonomie, I, notamment la 2e partie (p. 343-821).
  4. Ueber einige Grundfragen des Rechts und der Volkswirtschaft, surtout le chap.  III intitulé Wirtschaft, Sitte, und Recht (Économie politique, mœurs et droit).