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DURKHEIM.la morale en allemagne

existent entre l’économie politique et la morale, en recherchant parmi les propositions économiques celles qui ressemblent à certaines propositions de morale… Il nous semble qu’on suit ainsi une fausse voie. Les sciences ne sont ni morales ni immorales ; elles constatent des lois. A-t-on jamais examiné si les mathématiques ou la chimie ont des rapports avec la morale ou la religion[1] ? » En d’autres termes, ou bien on ne reconnaît pas qu’il y ait de morale proprement dite ; ou bien on la met plus ou moins en dehors de l’économie politique.

La première de ces solutions n’a jamais eu beaucoup de partisans en Allemagne qui, jusqu’à ces temps derniers, était restée réfractaire à l’utilitarisme anglais. La morale et l’économie politique sont donc choses distinctes, mais elles entretiennent l’une avec l’autre un commerce continu. Voilà l’idée qui différencie radicalement l’école allemande de l’école anglaise. « Sans doute, écrit M. Schœnberg, les phénomènes économiques ne déterminent directement que l’existence et la situation matérielle des hommes, mais celle-ci, c’est-à-dire l’élévation et la sécurité des revenus, la grandeur de la fortune, le genre de profession, etc., a sur l’homme une influence plus étendue, car ce sont les conditions de son état intellectuel et moral. Pour ce qui regarde les particuliers, elles exercent une action décisive sur la vie de la famille, sur la manière d’entretenir, d’élever, d’instruire les enfants, sur la qualité de tous les plaisirs élevés, sur la santé du corps et sur celle de l’esprit, sur la conduite et sur la réalisation de toutes les fins morales de la vie. Ces mêmes phénomènes ont aussi une influence prédominante sur la force, sur la puissance des États et sur leur rôle dans l’œuvre de la civilisation ; car c’est de l’état économique d’un peuple et de sa richesse plus ou moins grande que dépendent essentiellement et sa capacité à défendre son indépendance contre les peuples étrangers et tout ce qu’il pourra faire pour son entretien intellectuel et moral, pour le service de l’idéal, pour la civilisation, pour l’art, pour la science[2]. » Jean-Baptiste Say ou Bastiat pourraient, il est vrai, signer ce passage. Seulement voici où gît la différence. Pour l’économiste orthodoxe, l’économie politique produit tout naturellement ses conséquences morales sans qu’il soit besoin de l’y aider ou de l’y contraindre, du moins sensiblement. Il suffit de la laisser faire. Pour l’économiste allemand cette harmonie, si désirable, des deux sciences et des deux modes d’activité n’est qu’un rêve de théoricien, une hypothèse que

  1. Dictionnaire politique, Article Sciences sociales.
  2. Handbuch der politischen Œkonomie, herausgegeben von Dr Schoenberg. 1er fascicule, page 15.