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RIBOT.le mécanisme de l’attention

homme. Malebranche prend par hasard et avec répugnance le traité de l’Homme de Descartes ; cette lecture « lui causa des palpitations de cœur si violentes qu’il était obligé de quitter son livre à toute heure et d’en interrompre la lecture pour respirer à son aise », et il devient cartésien. Il est bien inutile de parler de Newton et de tant d’autres. On dira peut-être : Ces traits sont la marque d’une vocation qui se révèle. Mais qu’est-ce donc qu’une vocation, sinon une attention qui trouve sa voie et s’oriente pour toute la vie ? Il n’est même pas de plus beaux exemples d’attention spontanée, car celle-ci ne dure pas quelques minutes ou une heure, mais toujours.

Examinons un autre aspect de la question. L’état d’attention est-il continu ? Oui, en apparence ; en réalité, il est intermittent. « Ce que l’on appelle faire attention à un objet, c’est, strictement parlant, suivre une série d’impressions ou d’idées connexes, avec un intérêt continuellement renouvelé et approfondi, par exemple quand on assiste à un spectacle dramatique… Même quand il s’agit d’un petit objet matériel, comme une monnaie ou une fleur, il y a une transition continuelle de l’esprit d’un aspect à un autre, une série de suggestions. Il serait donc plus exact de dire que l’objet est un centre d’attention, le point d’où elle part et où elle revient continuellement[1]. »

Maudsley et Lewes ont assimilé l’attention à un réflexe ; il serait plus juste de dire une série de réflexes. Une excitation physique produit un mouvement. De même, une stimulation venant de l’objet produit une adaptation incessamment répétée. Les cas profonds et tenaces d’attention spontanée ont tous les caractères d’une passion qui ne s’assouvit pas et recommence perpétuellement pour tâcher de se satisfaire. Le dipsomane, en face d’un verre plein, l’avale ; et si une fée malfaisante le remplissait à mesure qu’il est vide, il ne s’arrêterait pas. La passion érotique fait de même. Vicq d’Azyr prétendait que les singes ne sont pas éducables, parce qu’on ne peut pas les rendre attentifs (ce qui est faux d’ailleurs). Gall répliquait : Montrez à un singe sa femelle et vous verrez s’il est capable d’attention. En face d’un problème scientifique, l’esprit d’un Newton agit de même ; c’est une irritation perpétuelle qui le tient en sa puissance sans trêve ni repos. Il n’y a pas de fait plus clair, plus incontestable, plus facile à vérifier que celui-ci : l’attention spontanée dépend des états affectifs, désirs, satisfaction, mécontentement, jalousie, etc. ; son intensité et sa durée dépendent de leur intensité et de leur durée.

  1. J. Sully, Outlines of Psychology, ch.  IV.