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ses tendances fondamentales. Elle nous apprend si c’est un esprit frivole, banal, borné, ouvert, profond. La portière prête spontanément toute son attention aux commérages, le peintre à un beau coucher de soleil où le paysan ne voit que l’approche de la nuit, le géologue aux pierres qu’il rencontre où le profane ne voit que des cailloux. Que le lecteur regarde en lui et autour de lui ; les exemples sont si faciles à trouver qu’il est inutile d’insister.

On s’étonnerait qu’une vérité si évidente, qui crève les yeux — l’attention spontanée sans un état affectif antérieur serait un effet sans cause — ne soit pas depuis longtemps un lieu commun en psychologie, si la plupart des psychologues ne s’étaient obstinés à n’étudier que les formes supérieures de l’attention, c’est-à-dire à commencer par la fin[1]. Il importe au contraire d’insister sur la forme primitive : sans elle, rien ne se comprend, rien ne s’explique, tout est en l’air et l’on reste sans fil conducteur pour cette étude. Aussi ne craindrons-nous pas de multiplier les preuves.

Un homme ou un animal incapable, par hypothèse, d’éprouver du plaisir ou de la peine, serait incapable d’attention. Il ne pourrait exister pour lui que des états plus intenses que d’autres, ce qui est tout différent. Il est donc impossible de soutenir, au même sens que Condillac, que si au milieu d’une foule de sensations il y en a une qui prédomine par sa vivacité, elle « se transforme en attention ». Ce n’est pas l’intensité seule qui agit, mais avant tout notre adaptation, c’est-à-dire nos tendances contrariées ou satisfaites. L’intensité n’est qu’un élément, souvent le moindre. Aussi qu’on remarque combien l’attention spontanée est naturelle, sans effort. Le badaud qui flâne dans la rue reste béant devant un cortège ou une mascarade qui passe, imperturbable tant que dure le défilé. Si, à un moment, l’effort apparaît, c’est un signe que l’attention change de nature, qu’elle devient volontaire, artificielle.

Dans la biographie des grands hommes, les traits abondent qui prouvent que l’attention spontanée dépend tout entière des états affectifs. Ces traits sont les meilleurs, parce qu’ils nous montrent le phénomène dans toute sa force. Les grandes attentions sont toujours causées et soutenues par de grandes passions. Fourier, dit Arago, reste turbulent et incapable d’application jusqu’à l’âge de treize ans : alors, il est initié aux éléments des mathématiques et devient un autre

  1. Les psychologues qui ont vu clairement l’importance des états affectifs dans l’attention sont si peu nombreux, que je ne trouve guère à citer que Maudsley, Physiologie de l’esprit, ch.  V ; Lewes, Problems of Life and Mind, t.  III, p. 184 ; Carpenter, Mental Physiology, ch.  III ; Horwicz, Psychologische Analysen, I, p. 232 ; et quelques disciples de Herbart, particulièrement Volkman von Volkmar, Lehrbuch der Psychologie, t.  II, § 114.