Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/380

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
376
revue philosophique

somatiques que psychiques, soit sur une modification plus ou moins momentanée du soi-disant libre arbitre, puisque le libre arbitre n’est qu’une hypothèse sans fondement scientifique. Le principe de l’égalité devant la loi doit être absolu ; rien n’autorise à créer une immunité en faveur d’une catégorie d’individus qui ne se distinguent que par la forme de leur dégradation physique et mentale[1]. Qu’un anomal, criminel, aliéné ou décadent quelconque, ait été reconnu l’auteur d’un acte nuisible, aucun principe d’utilité et de justice ne peut s’opposer à ce qu’il soit soumis à la réparation du dommage ; s’il est inapte à cette réparation, la famille, la commune ou l’État doivent y suppléer. « C’est un grand luxe que de conserver chez soi un aliéné ou un épileptique malfaisant. Or, la famille qui souscrit à ce luxe doit constamment songer à ce que sa sollicitude privée ne puisse porter préjudice à personne ; sinon, en cas de négligence, j’admets volontiers la responsabilité civile de la famille. » Cette conclusion de Legrand du Saulle[2] pourrait trouver de nombreuses contradictions dans d’autres parties de ses ouvrages ; mais elle nous paraît très conforme à la justice.

Ce n’est guère que sur la légitimité de la réparation, soit par les familles, soit par la commune ou par l’État, des dommages causés par les aliénés que peuvent s’appuyer le droit de séquestration préventive[3]

  1. Il faut remarquer d’ailleurs que l’immunité des criminels-malades n’est pas générale ; sous prétexte d’altération organique et d’absence de libre arbitre, ils sont souvent condamnés à une séquestration perpétuelle, mesure fréquemment disproportionnée avec leur crime et qui, comme le suggère M. Dally, pourrait être mieux appliquée aux récidivistes, auteurs de plus de la moitié des crimes commis.
  2. Legrand du Saulle. Étude médico-légale sur les épileptiques, 1877, p. 224.
  3. Il est à désirer que l’intervention judiciaire soit définitivement admise dans la loi en ce qui concerne la séquestration. Ce n’est pas sans raison qu’on a protesté contre le rôle prépondérant que, d’après la loi de 1838, le médecin joue dans cette mesure. Comme le fait remarquer avec raison M. le docteur Fiaux, « se placer au seul point de vue technique et professionnel pour donner la solution de questions qui n’intéressent pas seulement la santé, mais la liberté et les droits de l’individu, est une des conceptions les plus monstrueuses qui puissent traverser le cerveau d’un personnage sans mandat de magistrat ou de législateur. » (La compétence sociale des médecins, ou Revue de morale progressiste, 1887, p. 40.)

    L’isolement est sans contredit un puissant moyen de traitement de la folie ; mais qu’est-ce que l’isolement ? Il consiste « à soustraire l’aliéné à toutes ses habitudes, en l’éloignant des lieux qu’il habite, le séparant de sa famille, de ses amis, de ses serviteurs, l’entourant d’étrangers, changeant toute sa manière de vivre » (Esquirol, Traité des maladies mentales, t.  II, p. 313), « à changer radicalement le milieu dans lequel vit le malade, en l’éloignant complètement de son entourage habituel, et provoquant chez lui des impressions toutes nouvelles » (Griesinger, Traité des mal. ment., éd. fr., 1865, p. 521). Bien que la mise en pratique de l’isolement puisse nécessiter la séquestration, il n’y a pas identité entre les deux choses. L’isolement est une mesure d’hygiène intellectuelle et morale qu’il