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FÉRÉ.dégénérescence et criminalité

Quel qu’ait été le fondement du droit de punir, il a pour but de prévenir et de réprimer le crime. Si depuis longtemps on a abandonné la poursuite de certains crimes, c’est qu’on a cru reconnaître que, dans ces cas, la peine n’avait pas d’intérêt public, et que la vengeance individuelle devait être abandonnée, quel qu’ait été le dommage causé. L’hypothèse du libre arbitre et de ses anomalies pathologiques a été le principe de ces exceptions : l’imbécile, le dément, le fou furieux, considérés comme dépourvus de leur liberté morale, ne pouvaient être identifiés aux autres hommes au point de vue de la répression, lorsque l’on considérait l’intention mauvaise comme le critérium de la culpabilité ; et d’ailleurs la peine ne pouvait leur être appliquée avec fruit, puisqu’elle ne pouvait avoir sur eux une action préventive, ou perfective. La première exception admise, il devenait difficile de s’arrêter, aussi ne s’arrêta-t-on pas. Toutefois ce n’est que dans le dernier demi-siècle que les folies partielles et transitoires ont été admises à bénéficier de l’immunité pénale ; aujourd’hui, on ne discute même plus guère ce que l’on n’a pas craint d’appeler « les conquêtes de la médecine et de la science sur les magistrats et les lois[1] », qui sont aussi des conquêtes sur la sécurité publique et sur des intérêts privés. Peu à peu la conquête s’est étendue, les émotions passionnelles tendent à s’assimiler aux folies partielles ou transitoires ; l’amour, la jalousie, la colère servent d’excuses aux crimes les plus odieux. On reconnaîtra d’ailleurs que ces dernières « conquêtes » ne sont pas moins légitimes que les premières ; car, si un individu n’est pour rien dans l’origine de sa folie, il n’a joué non plus aucun rôle dans la détermination de son tempérament ou de sa constitution, c’est-à-dire de cet état organique particulier qui résulte de la prédominance d’action d’un organe ou d’un système. Il faut même aller plus loin, et convenir que les intoxications si propres à exciter les passions particulières à chaque tempérament ne sont choisies qu’en raison d’un état organique, congénital, et par conséquent nécessaire. Après cette concession, peut-être voudra-t-on admettre que l’hypothèse du libre arbitre n’a rien à faire avec la justice.

Parmi ces intoxications, il en est une d’ailleurs qui prête à des considérations intéressantes : l’ivresse alcoolique s’accompagne de troubles mentaux ; on peut la considérer comme constituant une folie toxique transitoire, et on la qualifie généralement de volontaire : celui qui est pris publiquement en flagrant délit de cette folie toxique aiguë est puni, et ne peut s’en prévaloir comme d’une excuse ; mais

  1. Falret, Dict. encycl. des sc. méd., Art. Responsabilité, 3e série, t.  III, p. 692.