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ciemment par un intérêt bien entendu. Lorsqu’un enfant naît difforme, il est souvent impossible de décider quelle sera son évolution ultérieure, jusqu’à quel point il sera incapable de survenir à ses besoins ou de contribuer au bien-être commun ; dans l’incertitude, il y a intérêt à l’élever comme s’il devait être utile : l’exemple de Tyrtée a pu montrer aux Spartiates que les noyades de l’Eurotas n’étaient pas exemptes de tout reproche. Cette réserve est d’autant plus de mise aujourd’hui que nous avons plus à attendre, dans l’état actuel de notre civilisation, des adaptations psychiques que des adaptations somatiques Moreau de Tours a d’ailleurs bien montré les liens de parenté qui unissent le génie, quelquefois utile, aux dégénérescences. Toutefois cette sollicitude ne doit pas aller jusqu’à sacrifier les sujets sains aux malformés.

Quant aux malades, l’avantage que la société risque de tirer des soins qu’elle leur donne est mesuré par leur aptitude antérieure à la production ; l’utilité commune est trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’y insister. En somme, comme le fait remarquer J. Stuart Mill[1], « dans la règle d’or de Jésus de Nazareth, nous trouvons l’esprit complet de la morale utilitaire. Faire aux autres ce qu’on voudrait que les autres fissent pour nous, aimer son prochain comme soi même, voilà les deux règles de perfection idéale de la morale utilitaire » ; mais pour arriver à cet idéal, il faudrait « que l’intérêt de chaque individu fût autant que possible en harmonie avec l’intérêt général » ; il faudrait que l’éducation et l’opinion établissent dans l’esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien de tous.

En dehors des sentiments sympathiques que peut faire naître en nous la vue des souffrances des infirmes et des malades, l’utilité générale nous impose la solidarité. Lors même qu’il serait établi matériellement que, considérées en général, les infirmités et les maladies sont en somme une cause de déficit social, il ne serait pas légitime de laisser sans secours ceux qui en sont atteints. L’habitude d’abandonner à leur sort tous les vaincus deviendrait bientôt sans réserve, et un instant de déchéance accidentelle pourrait priver la société de ses membres les plus féconds. Tout porte à croire que l’assistance de cette catégorie d’improductifs accidentels se traduit en fin de compte par un bénéfice social. L’utilité de l’assistance n’a pour limite que l’encouragement à l’oisiveté et par conséquent au vice, aux destructions sèches de la valeur ; c’est ainsi qu’il faudrait comprendre ce mot d’un économiste : « Quiconque fait l’aumône sans

  1. J. Stuart Mill, l’Utilitarisme (Bibl. de phil. contemp.), p. 33.