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bien la conséquence nécessaire de ses antécédents que l’aliéné ou le criminel.

Les impotents, les nuisibles, criminels ou décadents de tout ordre, doivent être considérés non comme des produits du progrès social, mais comme des déchets de l’adaptation, des invalides de la civilisation. Ils ne méritent ni haine ni colère ; mais la société doit, si elle ne veut pas voir précipiter sa propre décadence, se prémunir indistinctement contre eux, et les mettre hors d’état de nuire.

Les observations de la physiologie pathologique, humaine et comparée, et de l’économie sociale concordent pour nous montrer que l’intérêt individuel coïncide avec l’utilité générale. Or l’utilité générale ne peut s’accommoder de la survie des improductifs. Les types zoologiques qui se sont conservés à travers les âges n’ont pu persister que grâce à cette circonstance que les dégénérés, les individus incapables de s’adapter aux modifications du milieu ont nécessairement succombé. C’est parce que cette élimination naturelle ne s’est pas faite dans notre espèce que nous la voyons de plus en plus sujette à une quantité croissante de maux physiques et moraux. La nature est sans pitié pour les dégénérés ; mais c’est à tort qu’on pourrait soutenir que la nature est insensible et immorale, il est plus exact de dire que la sensibilité d’un grand nombre d’individus et la morale qui en découle s’écartent de la nature et sont maladives.

Il faut remarquer que cette sensibilité maladive, cette diathèse d’irritabilité[1], qui constitue en quelque sorte le premier degré de la dégénérescence, est, en somme, la condition biologique la plus favorable à l’art, c’est-à-dire à l’ensemble des moyens d’expression et de propagation des émotions. Si nous reconnaissons que les poètes, les littérateurs, les artistes de tout ordre, c’est-à-dire ceux qui sont au plus haut degré en possession des moyens d’expression et de propagation des émotions, ne peuvent jouir de cette propriété qu’en raison d’une émotivité extrême, émotivité qui s’accentue d’âge en âge et se traduit par un perfectionnement incessant de l’art, nous devrons en conclure qu’ils sont plus capables de nous renseigner sur la direction des tendances dégénératives, que sur l’état physiologique de la race. Lorsque nous voyons quelques-uns d’entre eux exprimer et propager leur compassion pour les dégénérés, il faut nous souvenir que, comme l’avait bien remarqué Adam Smith, nous compatissons mieux aux malheurs qui nous menacent plus directement, et ne pas nous laisser envahir par la contagion de l’émotion sympathique, en

  1. Réveillé-Parise, Physiologie des hommes livrés aux travaux de l’esprit. 2 vol.  in-8o, 1834.