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FÉRÉ.dégénérescence et criminalité

rité actuelle, mais encore plus en raison de sa sécurité future que la société doit se prémunir contre les dégénérés lorsqu’ils deviennent nuisibles. Mais qu’est-ce qu’un nuisible ? c’est une question dont nous nous sommes déjà préoccupé[1], mais sur laquelle il y a maintenant lieu de revenir en quelques mots. Toute destruction sans transformation ultérieure d’une chose utile à l’homme constitue pour l’humanité une perte dont les conséquences pourraient être suivies jusqu’à la destruction du monde : tout ce qui détruit, depuis l’oisiveté passive jusqu’aux appétits les plus monstrueux, constitue un acte nuisible. Tout auteur d’un acte de ce genre est un nuisible.

Par le seul fait qu’il vit, tout homme consomme une certaine quantité de matières utiles ; et il est nuisible à toute l’espèce, s’il ne concourt pas matériellement ou intellectuellement à la production ou à la répartition des matières à satisfaction : l’oisiveté n’est pas plus légitime que l’incendie ; ne rien faire ou brûler, ou consommer en superfluité, amène nécessairement un retard dans l’accumulation des choses utiles, et par conséquent dans l’adaptation progressive. C’est le droit constitutionnel à l’oisiveté qui a perdu les républiques grecque et romaine[2]. Elle a cependant été énergiquement flétrie par leurs législateurs : Solon assimilait l’oisiveté au délit ; et Socrate demandait comment il pouvait être honorable pour des hommes libres d’être plus inutiles que des esclaves.

L’oisiveté est donc un vice, et la sagesse des nations a reconnu qu’elle est la mère de tous les autres. Cependant l’oisiveté n’a guère été l’objet de mesures préventives ou répressives ; c’est qu’en effet elle ne présente pas de caractère objectif capable de la caractériser ; l’oisiveté vigilante de l’inventeur, du savant, de l’artiste ne se distingue pas extérieurement de l’oisiveté passive de l’impotent.

Il faut reconnaître d’ailleurs que la paresse pas plus que les autres vices n’est soumise à ce qu’on appelle la volonté ; elle est en rapport avec des états organiques voisins de ceux qui entraînent les paralysies dites psychiques. Aussi est-elle un phénomène commun à plusieurs formes de la dégénérescence, aux neurasthénies, à l’hystérie, à l’hypochondrie et aux états analogues, à l’épilepsie, à la criminalité, etc., à tous les états de faiblesse irritable. Aussi, la voit-on associée à la légèreté, à la mobilité, aux manifestations explosives. L’impuissant qui se laisse aller à la paresse est sur la pente de la criminalité ; le nuisible par défaut de production est aussi

  1. Sensation et mouvement, études expérim. de psycho-mécanique, in-18, 1887, p. 183.
  2. Moreau Christophe, Du droit à l’oisiveté et de l’organisation du travail servile dans les républiques grecque et romaine, in-8o, 1849.