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justice comme différent d’un criminel, on n’a pas de bonnes raisons de le faire.

Pour soutenir que certains individus doivent bénéficier de l’irresponsabilité matérielle, parce qu’ils ne jouissent pas de leur responsabilité morale, il faudrait qu’il fût établi qu’il existe un état physiologique caractérisé par des phénomènes objectifs, auquel doit correspondre un état normal de responsabilité morale. Les études physiologiques ont eu beau démontrer que la liberté morale, dont l’homme sain est supposé jouir, n’est qu’une fiction, et que la volonté n’est en somme qu’une résultante, une réaction individuelle, conséquence nécessaire d’excitations multiples, contradictoires ou concordantes, que toutes les déterminations humaines sont soumises à toutes sortes d’influences matérielles, dont les effets varient suivant le ton de l’individu, mais ne peuvent être modifiées par aucune force immatérielle ; les esprits les plus éclairés continuent à raisonner en matière de responsabilité comme si le libre arbitre était démontré par des preuves objectives au-dessus de toute contestation. On est surpris de voir que lorsqu’aucun biologiste n’apporte aucun fait en faveur de l’existence du libre arbitre, on puisse avoir la prétention de distinguer au nom de la science des individus qui ne jouissent que d’un libre arbitre atténué (avec le bénéfice d’une responsabilité partielle), et d’autres qui en soient complètement privés (avec le bénéfice d’une irresponsabilité absolue).

Spinoza a remarqué, et à juste raison, que l’homme ivre ou l’homme irrité se croient le plus libres de leurs actes au moment où ils le sont moins. De sorte que si on admettait la théorie de M. Fouillée, à savoir que l’idée-force de liberté constitue la liberté, ceux qui devraient être considérés comme persistant au plus haut degré de leur libre arbitre, de leur responsabilité morale, sont en réalité les plus impulsifs, les plus instinctifs, les plus inconscients.

La science ne fournit actuellement aucun fait objectif en dehors du crime qui puisse distinguer le criminel, elle ne permet d’établir entre les criminels aucune distinction fondamentale sur l’existence d’un soi-disant libre arbitre non pas hypothétique, mais matériellement impossible. Tous sont des nuisibles contre lesquels la société a le droit et le devoir de se protéger. S’il ne faut pas traiter un scélérat autrement qu’un malade, comme dit Vauvenargues, il y a des maladies contre lesquelles il faut se garder.

X

C’est surtout en matière de dégénérescence que l’on peut dire que le présent prépare l’avenir. C’est non seulement en vue de sa sécu-