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de l’ancienneté du manuscrit, mais du caractère du copiste et du nombre de transmissions entre le manuscrit et l’original. Ces deux données nous sont d’ordinaire inconnues. Aussi la critique de textes procède-t-elle par voie négative, non en déterminant le meilleur manuscrit, mais en éliminant les plus mauvais. On opère en comparant les différentes copies ; ce n’est pas pour admettre les leçons données par le plus grand nombre des manuscrits, cette décision à la majorité équivaudrait à un tirage au sort. La comparaison ne sert qu’à trouver le rapport des copies entre elles ; on cherche celles qui se sont copiées l’une l’autre (ou qui ont copié un même modèle), afin d’éliminer la copie dérivée. Ce qu’on compare, ce sont les leçons évidemment fausses ; on admet que deux copies qui ont commis les mêmes fautes se sont copiées ou ont copié un manuscrit qui contenait ces fautes. Le manuscrit original étant la cause générale qui, directement ou par intermédiaires, a agi sur tous les copistes, là où il y a une faute, c’est que cette cause a cessé d’agir. La faute est due à l’action d’une autre cause. Si elle n’était que dans un seul manuscrit, la cause pourrait être particulière au copiste ; si elle est commune à deux copies, et que cette communauté se soit renouvelée, il faut que les copistes aient eu une cause commune d’erreur (il est incroyable que deux causes indépendantes se réunissent plusieurs fois pour produire exactement le même effet). La cause commune de l’erreur doit donc être un manuscrit où les fautes se trouvaient. On élimine ainsi tous les doubles, et on reste en présence de manuscrits indépendants l’un de l’autre. Cela n’autorise pas à les regarder comme la reproduction exacte de l’original ; mais la critique de textes s’arrête, parce qu’elle n’a plus aucun procédé à appliquer.

La question de provenance se pose aussi quand un fragment de document est encastré dans un autre document ; on a besoin de savoir de quel document primitif il est détaché, pour n’être pas exposé à traiter le document primitif et le fragment comme deux documents indépendants. La critique procède ici en comparant les passages parallèles, c’est-à-dire les expositions sur le même sujet dans les deux documents. Si deux passages concordent mot pour mot, c’est que l’un est copié sur l’autre ; deux auteurs ne se rencontrent pas sur une forme identique sans une cause commune. Cette opération sert à éliminer l’un des deux documents ; mais pour décider lequel est la copie, il faut des indices extérieurs[1].

(La fin prochainement.)
Ch. Seignobos.

  1. On a admis parfois que le récit le plus concis doit être regardé comme le modèle du récit le plus développé. Mais l’inverse est vrai quand l’un des deux est un abrégé.