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immunité avait traversé le moyen âge, pendant lequel toutefois la justice criminelle a souvent atteint des aliénés sous prétexte de possession du diable.

Les supplices atroces qu’on a souvent infligés aux démoniaques, aux sorciers, n’ont pas d’ailleurs peu contribué à augmenter la sympathie pour les victimes de la justice.

Inspiré par les idées de la philosophie sentimentale du xviiie siècle, Pinel avait brisé les chaînes des aliénés et était parvenu à établir qu’ils n’étaient point assimilables aux criminels, mais des malades aussi dignes de pitié que les autres. L’œuvre de Pinel constitue une véritable révolution dans l’histoire de la criminalité comme dans celle des aliénés. Dès qu’on eut cessé de traiter les fous comme des bêtes fauves, on commence à se prendre pour eux d’une compassion inusitée jusqu’alors. Les médecins prirent à tâche d’excuser tous les actes nuisibles auxquels il fut possible de découvrir quelque caractère morbide. Cette prétention à l’immunité, qui n’a cessé de s’affirmer de plus en plus jusqu’à nos jours, est basée sur l’absence, chez les aliénés, de liberté morale de la conscience de leurs actes et du discernement du bien et du mal. Cette immunité est consacrée par l’article 64 du Code pénal : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » La plupart des auteurs et des jugements enseignent en outre que la responsabilité civile est nulle, toutes les fois que l’insensé a été déclaré irresponsable au point de vue criminel.

Au temps de Pinel, la qualité de malades légaux ne s’appliquait qu’aux déments, aux imbéciles, aux furieux, c’est-à-dire aux folies à grand orchestre reconnaissables pour tout le monde. Dans ces conditions, l’irresponsabilité des aliénés était peu dangereuse pour l’ordre public, car ceux auxquels s’appliquait l’indemnité pouvaient, lorsqu’ils étaient reconnus dangereux, être séquestrés administrativement ; mais on pouvait reprocher à ce mode de protection administrative d’être arbitraire, tant qu’elle n’était pas basée sur une expertise scientifique, c’est-à-dire reposant sur des phénomènes objectifs.

Avec Esquirol et Georget, la folie légale s’étendit aux monomanies et aux altérations de la volonté ; peu à peu on l’appliqua aux vésanies sans délire (monomanie raisonnante (Pinel), folie morale (Prichard), folie d’action (Brierre de Boismont), folie lucide (Trélat), aux manies instinctives, aux folies avec conscience. Lorsqu’on en est venu à ce point, il est nécessaire de se demander si on ne confond pas la maladie et le vice. Dans le doute, on invente la responsabilité