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affectait moins en tant que perte sociale qu’en tant que malheur privé ; et la réparation de ce dommage privé, qui existait cependant sous forme d’amende, c’est-à-dire de compensation, chez les Grecs des temps homériques et chez les Germains de Tacite, était le plus souvent impossible à obtenir, parce qu’elle intéressait peu les associations.

Cette difficulté de réparation, qui autorisait en quelque sorte la persistance antisociale de la vengeance individuelle, a donné naissance à la nécessité de renforcer les motifs de ne pas nuire. On peut imaginer que c’est sur cette base que s’est fondée l’habitude qui s’est peu à peu transformée en droit de punir. La sécurité sociale eut dès lors pour rempart la crainte, l’intimidation, produites par la peine, souvent sans proportion avec le dommage.

Le principe d’intimidation comme moyen d’appuyer la morale, c’est-à-dire l’utilité dans le milieu, s’est d’ailleurs bientôt étayé sur une invention née de la peur elle-même, sur l’idée de l’existence d’une divinité capable de récompenser ou de punir ceux que la justice des hommes ne pouvait rémunérer ou qui échappaient à ses coups.

Lorsque la crainte de Dieu fut devenue le commencement de la sagesse, les chefs, les dépositaires du pouvoir, ne négligèrent rien pour l’exagérer, et il ne manqua pas de bras qui s’armèrent pour l’entretenir. Au nom de la divinité et au nom des puissants qui prétendaient la représenter, l’idée de crime se transforma. On ne considéra plus seulement comme criminel ou délictueux tout acte susceptible de nuire directement ou indirectement à la société ou à un de ses membres, mais tout acte qui était supposé être désapprouvé par la divinité ou qui du moins déplaisait à ses soi-disant mandataires. Peu à peu s’est développée une morale tellement contraire aux lois naturelles qu’un philosophe a pu accuser la nature d’être immorale.

Cette morale a évolué avec le temps, protégée par la sévérité des peines qui souvent ne connut aucune borne ; tellement qu’à de certaines époques on peut douter s’il y avait de plus grands criminels que les justiciers qui craignaient moins d’atteindre un innocent, que de laisser un crime impuni, comme si le sacrifice d’une victime devait apaiser les dieux. « La pénalité est atroce dans l’âge théocratique, parce qu’elle doit avoir les caractères de l’infini, qu’elle a la prétention de vouloir venger » (A. du Boys).

Le principe de l’intimidation qui s’est imposé concentre l’attention sur la peine ; si bien qu’on finit par perdre de vue le but qu’il s’agissait de remplir. Il semble que les gouvernements n’aient plus pour mission de protéger la société, mais bien plutôt de perfectionner quelques