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que l’enfant à venir ? Un simple surcroît d’assurance contre la destruction. D’ailleurs l’immortalité le dispense à la rigueur de la génération. Mais pour l’incrédule, pour l’homme échappé à l’hypnose du dogme, il n’est point d’autre moyen de se perpétuer que de se reproduire, et l’hérédité de la vie terrestre est son seul espoir de salut. Pourquoi donc, à l’instar de l’Hébreu qui, ne croyant point non plus à l’existence posthume, concentrait tous ses vœux sur la multiplication de sa race, ne cherche-t-il pas avec un redoublement d’ardeur à revivre dans sa postérité ? Pourquoi, s’il n’a point d’autre résurrection à espérer que la reproduction éventuelle de ses traits physiques et moraux par atavisme, ne se sème-t-il pas plus abondamment lui-même sur la mer de la vie, ne confie-t-il pas aux flots de l’évolution le dépôt de sa personne en germes assez nombreux pour donner des chances sérieuses d’apparition future aux exemplaires vivants de son âme ? Pourquoi ? C’est que de moins en moins il est permis au père moderne de voir dans ses fils, si authentiques qu’ils soient, sa propre image. L’Israélite ne s’abusait pas en se mirant d’avance dans sa postérité la plus reculée : il savait que, race toujours pure, elle garderait religieusement son type distinct, et que, société immuable, elle conserverait à jamais ses idées, ses rites, ses institutions, ses traditions. Sa fécondité, loin d’être de l’imprévoyance, se fondait au contraire en très grande partie sur la certitude de ses prévisions. Aujourd’hui le croisement des races, leur promiscuité, effet de la multiplicité des relations, due aux inventions locomotrices, fait de l’enfant un résultat de plus en plus incertain, une surprise de plus en plus grande, et de la paternité comme du mariage une vraie loterie, dont les lots sont toutes sortes d’extravagances ou de folies, de diathèses ou de maladies, ignorées de nos aïeux et aussi coûteuses les unes que les autres. Et, d’autre part, le progrès social va si vite que, de dix ans en dix ans, à plus forte raison de génération en génération, les idées, les mœurs, les lois, le fond des esprits et des cœurs, tout est transformé. Il vaut bien la peine d’être père dans ces conditions ! M. Guyau nous représente la paternité comme une grande entreprise qui devrait tenter des gens aussi entreprenants que nous. Fort bien, mais les joueurs contemporains ont des motifs d’éviter les mauvaises spéculations, paternité et agriculture par exemple, où il n’y a que des risques à courir. L’individu doit engendrer par la même raison que sa patrie doit coloniser, soit ; et il doit être très générateur afin qu’elle soit très colonisatrice. Encore faut-il remarquer que toutes les colonisations sont loin d’être avantageuses. Ayez donc des enfants pour que, dès sept ou huit ans, l’État, si ce n’est l’Église, leur mette la main dessus, puis vous les métamorphose en bacheliers et en conscrits ; pour que, dès vingt ans, ils votent le plus souvent contre vos candidats, combattent toutes vos convictions, et n’aient rien de commun avec vous que votre nom ; heureux encore s’ils ne le déshonorent pas ! Chacun voit cela autour de soi et en tire in petto des conclusions pratiques. La famille, au sens social du mot, en tant que patrimoine héréditaire d’honneur, de qualités, de fonctions même, est chose si précaire et si courte dans nos sociétés démocratiques ! Ce dernier appui échappe donc à l’individu qui sent sa fragilité. C’est