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doxal : les départements français où les femmes se marient plus tôt[1] sont ceux où elles sont moins fécondes, « la diminution de fécondité va de front avec la précocité des mariages ». C’est que, en France, l’aisance accélère la conclusion des mariages, du moins dans le peuple, et s’unit à l’esprit de prévoyance qui rend les mariages inféconds. Quant au progrès de l’instruction, il n’y a « aucun doute possible » relativement à sa liaison avec la stérilité croissante. « Chaque degré supérieur de diminution du nombre proportionnel des illettrés parmi les recrues, de 1827 à 1882, est suivi d’une diminution correspondante de la fécondité des mariages. » Enfin, si nous comparons la natalité à la criminalité, nous constatons que l’on commet plus d’homicides là où l’on procrée plus d’enfants, et que l’on vole et viole davantage, il est vrai, dans les régions où l’on se multiplie moins. En somme, à moins de désirer le retour à la violence, à l’ignorance et à l’imprévoyance de nos pères, on ne saurait se plaindre de la prudence conjugale dont la France donne l’exemple aux autres nations européennes, déjà disposées d’ailleurs, si l’on en juge par les statistiques les plus récentes, à l’imiter de plus en plus.

Ainsi parle M. Tallqvist, et je comprends fort bien que lorsqu’on est Russe, c’est-à-dire d’un pays qui, au début du xviiie siècle, comptait 14 millions d’habitants d’après Voltaire, 12 millions d’après Frédéric II, et qui aujourd’hui en compte 104 millions, on soit peu porté à redouter l’infécondité des mariages. Mais nous, Français, pouvons-nous oublier qu’en 1700 nous représentions les 38 centièmes, presque les quatre dixièmes, de la population totale des grands États européens, et qu’à présent nous sommes réduits aux 13 centièmes ? D’où il résulte que notre importance relative sous ce rapport fondamental a diminué des deux tiers. Cette déchéance numérique effraye M. de Nadaillac, l’éminent archéologue, et il y a de quoi, par ce temps de gros bataillons toujours grossissants. Il en déplore les causes, à savoir, selon lui, « la répugnance pour le mariage qui pourrait imposer des charges, gêner des goûts ou contrarier des habitudes, l’abandon de la campagne pour la ville, la division croissante de la propriété, les charges immenses qui pèsent sur le pays et qui écrasent les familles, le service militaire trop dur imposé aux jeunes gens avant leur complet développement, le surmenage dans les collèges, dans les écoles de tout ordre, le dangereux alcoolisme qui produit de si grands ravages dans toutes les classes de la société ; bien d’autres encore. » Vraiment, si c’étaient là les seules ou les principales influences en jeu, le phénomène qu’on leur attribue resterait une énigme. La France vient en bon rang pour le nombre des mariages ; le mal n’est pas là. La division de la propriété n’est qu’un effet de la prospérité générale ; dans les périodes d’appauvrissement, les grands domaines se reforment aux dépens des petits, et,

  1. Le progrès de la civilisation rend les mariages de plus en plus tardifs, mais jusqu’à un certain point seulement. Depuis le milieu de ce siècle à peu près, une réaction en sens inverse se produit chez nous de même qu’en Belgique, en Angleterre, en Suède, en Norvège, etc. Les causes sociales peuvent seules expliquer ce phénomène.