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devancer. Le secret d’une politique à la fois sage et libérale n’est pas seulement d’en apprécier le moment, mais de le préparer par l’éducation et par l’apprentissage des institutions libres.

Qu’est-ce donc qu’une déclaration de droits ou plutôt que doit-elle être ? C’est l’affirmation et la garantie, par le législateur lui-même, des principes de droit qui, dans un État, à un moment donné, sont reconnus par la portion la plus éclairée de la nation et qui répondent, dans la masse même de la nation, à des besoins nouveaux plus ou moins confusément sentis. Il n’est pas nécessaire, d’ailleurs, que cette affirmation et cette garantie soient renouvelées en tête de toutes les constitutions. Elles sont acquises une fois pour toutes, tant que dure le même état de civilisation, et si elles appellent des modifications, il suffit que le législateur en tienne compte, soit dans le texte même, soit dans le préambule ou l’exposé des motifs des lois particulières qui s’y rapportent. Les principes de 1789, en dépit du décri dans lequel on affecte de croire qu’ils sont tombés, n’ont rien perdu de leur autorité depuis qu’ils ne sont plus inscrits en tête de la constitution.

La seule objection légitime contre la reconnaissance légale des principes de droit est qu’elle autorise la révolte au nom du droit naturel contre le droit écrit et les autorités qui le représentent. L’objection est fondée ; mais, comme le remarque très bien M. Janet, la méconnaissance des principes de droit autoriserait toutes les usurpations des gouvernements ou des majorités parlementaires, non seulement sur les libertés publiques, mais sur les droits les plus sacrés de la vie privée. Entre les deux dangers, le choix ne saurait être douteux pour un peuple majeur. Il se dégrade en se résignant au second par crainte du premier.

Il n’est pas, d’ailleurs, impossible de prévenir à la fois les usurpations et les révoltes en attachant une sanction juridique aux principes de droit, comme aux droits particuliers reconnus et définis par les lois ordinaires. Les institutions judiciaires des États-Unis y ont pourvu et nous avons eu le tort, en empruntant à l’Amérique les déclarations de droits, de ne pas lui emprunter également les garanties formelles dont elle les a entourées. M. Janet, et c’est le seul point sur lequel je ne puis le suivre, croit ces garanties plus dangereuses qu’utiles. Il leur reproche de ne pas respecter la séparation des pouvoirs. Je crois, au contraire, que la séparation des pouvoirs ne sera jamais mieux assurée que si elle repose non, comme chez nous, sur la subordination de la magistrature, mais, comme en Amérique, sur sa pleine indépendance. La magistrature des États-Unis est très loin d’être à l’abri de toute critique, mais il faut y distinguer la justice particulière des différents États et la justice fédérale. Tous les abus sont propres à la première et ils ont pour principale cause le caractère électif et la condition précaire des fonctions de juges. La seconde est digne de tout respect par les garanties d’indépendance qui lui ont été assurées dans son recrutement et dans l’exercice de ses fonctions. C’est à la justice fédérale, c’est surtout à la cour suprême qui en est le couronnement, qu’est