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miracle raporté par cent Orientaux est moins probable que l’observation d’un seul chimiste ; en sens inverse nous sommes plus sûrs de l’exécution de Louis XVI qui a duré une minute que de l’existence du royaume Salien qui aurait duré un quart de siècle. La probabilité est en raison combinée du nombre des documents connus et de la généralité du fait à connaître.

En outre les faits que recherche l’histoire ne se passent pas dans un monde fermé aux lois générales de la science ; aussi la probabilité dépend-elle non seulement des preuves historiques, mais de raisons scientifiques. Dans les mêmes conditions de connaissance historique, nous déclarons très probable un fait vraisemblable, très douteux un fait invraisemblable. L’existence du diable est établie historiquement par de beaucoup plus fortes preuves que l’existence de Clovis : le diable a été vu par des milliers de gens de tout temps et de tout pays ; sur Clovis nous avons à peine quelques documents contemporains et un récit postérieur d’un demi-siècle. Pourquoi croyons-nous à Clovis et ne sommes-nous pas convaincus par le livre sur les Rapports de l’homme avec le démon : c’est que l’existence d’un roi franc ne contredit pas notre idée des lois générales de la vie et que le diable les contredit. La vraisemblance a donc sa part dans les calculs historiques ; mais quelle sorte de vraisemblance ? Une proposition est vraisemblable quand elle est d’accord avec les idées que nous avons déjà dans l’esprit ; nous l’admettons sans peine en raison de la loi de moindre effort, parce qu’elle ne dérange rien à notre état d’esprit. La vraisemblance diffère pour chaque homme, puisqu’elle dépend de ce que chacun a dans l’esprit : le roi de Siam se moqua des voyageurs qui lui parlaient de la glace, l’idée d’une eau solide lui paraissait contradictoire ; j’ai connu un brave homme à qui l’on faisait croire qu’on expédiait les soldats en Crimée dans des caisses et qui se récria quand on lui parla du télégraphe électrique. Il n’y a pas de vraisemblance absolue, il n’y a que des vraisemblances individuelles : elles valent ce que vaut l’esprit qui les conçoit. En science on ne peut tenir compte que de ce qui est vraisemblable pour un esprit scientifique : cette vraisemblance, c’est la conformité d’une proposition avec les faits connus scientifiquement. Cela revient à dire que la connaissance historique doit s’accorder avec les autres connaissances ; si elle entre en conflit avec une science, elle est battue, parce qu’elle est moins directe et moins certaine. Ainsi un fait nécessaire en raison de lois générales connues peut être affirmé sans aucune preuve historique ; personne n’attend d’avoir un document pour affirmer qu’un homme du xe siècle est mort ; toute la chronologie repose sur les lois de l’astronomie, toute l’histoire politique