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rées vers le mélange, et de cette combinaison serait né le monde actuel avec les êtres mortels.

Dans cette explication, l’Amour d’Empédocle jouerait absolument le même rôle que le Noos d’Anaxagore, cause, lui aussi, du tourbillon qui s’étend progressivement et à l’intérieur duquel s’organise le monde. Mais il me semble que la pensée d’Empédocle est tout à fait différente et l’esquisse que prétend en donner Ed. Zeller n’est d’accord ni avec le texte du fragment qu’il cite, ni avec les détails circonstanciés que nous possédons sur la cosmogonie d’Empédocle.

Rien ne nous indique que le tourbillon soit dû à l’Amour ; tout nous semble prouver d’autre part qu’il s’étend dès son origine à la totalité de l’univers.

En premier lieu le texte formel d’Empédocle : « (196) Beaucoup (d’éléments) restaient isolés en face de ceux déjà associés ; (197) le Neikos, tout en s’éloignant, les retenait ; car il n’était pas encore de tous les côtés (198) absolument rejeté à l’extrême limite du cercle ; (199) mais il occupait encore telle partie, telle autre était déjà abandonnée par lui. (200) Toutefois, à mesure qu’il reculait, à mesure avançait d’autant (201) la bienveillante Philotès, dans son élan victorieux. »

En second lieu, il me paraît impossible d’expliquer, dans le système d’Ed. Zeller, comment se forment les grandes masses de l’air, du feu, de la terre et de l’eau. Si l’Amour a déjà repris à la Haine et déjà réuni les éléments, comment se dégageront-ils successivement de ce mélange ?

Il nous faut donc chercher une autre solution de la question. Le tourbillon me paraît être simplement la résultante finale des mouvements désordonnés que le Neikos imprime aux parties du Sphéros. Empédocle ne pouvait concevoir pour l’ensemble de son univers un déplacement dans l’espace, mais il pouvait très bien admettre que lorsque les mouvements locaux auraient gagné la totalité du Sphéros, il n’y eût pas nécessairement une balance exacte entre ces mouvements dans tous les sens et dans toutes les directions, et que, comme effet total, abstraction faite des irrégularités partielles, il en résultait une rotation générale ou un tourbillon d’abord très lent.

Mais la formation de ce tourbillon, succédant à la dissolution complète du Sphéros, marquait aux yeux d’Empédocle la limite des progrès du Neikos ; jusque-là nous ne pouvons guère nous représenter la Philotès, en tant que milieu, que comme divisée en lambeaux au sein de la confusion générale, et emportée, elle aussi, dans les mouvements capricieux dus au Neikos, sans pouvoir former,