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gneusement : il s’agit de déterminer quels étaient au juste ses concepts, si cela nous est encore possible. Rien ne nous indique au reste que, sous le manteau flottant des métaphores poétiques, ils ne fussent parfaitement nets et dessinés avec précision ; à tout le moins, nous n’aurions le droit de porter un jugement contraire qu’après une discussion approfondie, dans laquelle nous n’aurions jamais oublié que ce qui est confus à nos yeux pouvait très bien ne pas l’être pour les anciens.

Les éléments d’Empédocle sont égaux entre eux (ταῦτα γὰρ ἶσάτε πάντα, v. 88). Aristote (De gen. et corr., II, 6) se demandait s’il fallait entendre cette égalité du volume (κατὰ τὸ ποσόν) ou d’un effet possible, (ὅσον δύναται) mesuré par sa quotité[1] ; il pouvait en effet, dans le passage traduit plus haut, trouver cette double forme de détermination pour la nature de l’égalité ; car, au sens propre, l’épithète du Neikos, ἀτάλαντον, s’entend de l’équilibre des poids, tandis que l’égalité de la Philotès est expressément rapportée aux dimensions.

Cette dernière détermination est évidemment celle qui offre le sens le plus précis, et je n’hésite point à la considérer comme exprimant la véritable pensée d’Empédocle et par suite à regarder comme métaphorique l’épithète du Neîkos ; en tout cas, devant un texte aussi formel, nous ne pouvons moins faire que de nous représenter l’Amour, et par suite aussi la Haine, comme des éléments étendus, et dès lors assimilables, au moins sous ce rapport, aux quatre éléments matériels classiques.

Il est clair qu’il n’y a aucune contradiction avec le vers suivant (92), auquel on a attribué un sens idéaliste, parce qu’Empédocle y déclare que la Philotès ne peut être vue par les yeux, mais seulement aperçue par l’esprit. Il suffit de remarquer que cet élément constitue en fait, pour l’Agrigentin, ces pores invisibles qui jouent un si grand rôle dans ses explications des phénomènes particuliers ; ce sont là « ces ports accomplis de Cypris » (v. 208), au sein desquels se rapprochent la terre et le feu, l’onde et l’éther.

Ainsi l’amour et la haine pour Empédocle ne sont nullement des forces abstraites ; ce sont simplement des milieux doués de propriétés spéciales et pouvant se déplacer l’un l’autre, milieux au sein desquels sont plongées les molécules corporelles, mais d’ailleurs conçus comme tout aussi matériels que l’éther impondérable des physiciens modernes, avec lequel ils présentent la plus grande ana-

  1. Aristote rejette l’hypothèse dans laquelle des effets simplement analogues auraient été conçus comme équivalents. Quant au reste, Zeller (p. 210) répond que l’égalité doit sans doute s’entendre de la masse ; il introduit un concept tout à fait moderne et absolument étranger à l’époque d’Empédocle.