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saurait nier qu’il reste encore beaucoup à faire et c’est un aveu qui ne nous coûte pas. Le plus important progrès peut-être qu’ait fait la psychologie il y a une vingtaine d’années fut de reconnaître qu’elle était encore dans l’enfance. La morale ne peut que gagner à faire de même. — Mais, dit-on, il y a des intérêts pratiques qui sont en jeu. Ne va-t-on pas ébranler les croyances morales si on en dit les causes tellement obscures ? — Au contraire, la conception de la science des mœurs que nous avons exposée est pour la foi traditionnelle la meilleure des sauvegardes ; car elle la met à l’abri de la raison raisonnante, sa pire ennemie. Si on pense en effet que les idées morales sont justiciables de la dialectique, c’en est fait d’elles. Comme elles sont très complexes et que les formes de raisonnement logique sont très simples, rien ne sera facile comme de prouver qu’elles sont absurdes. Que de bons et même de grands esprits se sont fait gloire de prendre part à ce travail de dissolution ! Mais si on admet les principes qui précèdent, alors on est en droit de dire aux jeunes gens et même aux hommes : Nos croyances morales sont le produit d’une longue évolution ; elles résultent d’une suite interminable de tâtonnements, d’efforts, d’échecs, d’expériences de toute sorte. Parce que les origines en sont lointaines et très compliquées, il nous arrive trop souvent de ne pas apercevoir les causes qui les expliquent. Cependant nous devons nous y soumettre avec respect, parce que nous savons que l’humanité, après tant de peine et de travail, n’a rien trouvé de mieux. Nous pouvons être assurés par cela même qu’il s’y trouve plus de sagesse accumulée que dans la tête du plus grand génie. Il serait vraiment puéril de vouloir rectifier avec notre petit jugement particulier les résultats de l’expérience humaine. Sans doute un jour viendra où la science de la morale sera assez avancée pour que la théorie puisse régler la pratique ; mais nous en sommes encore loin et, en attendant, le plus sage est de s’en tenir aux enseignements de l’histoire. Ne pense-t-on pas que la morale aurait auprès des esprits une assez grande autorité, car on la leur présenterait ainsi comme le résumé et la conclusion, provisoire il est vrai, de l’histoire de l’humanité[1].

Émile Durkheim.

  1. Cet article était imprimé quand nous avons reçu une brochure de M. Wundt, intitulée : Zur Moral der litterarischen Kritik. C’est une réponse très vive à un article paru dans les Preussischen Iahrbücher (nº de mars) sur l’Ethik dont il a été précédemment question. Vraiment, d’après les passages que cite M. Wundt, on est en droit de se demander si le rédacteur a sérieusement lu le livre dont il parle.