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du crime. Ils semblent oublier que ces phénomènes, étant moraux, doivent dériver avant tout de causes morales, c’est-à-dire sociales. Sans doute en remontant la série des causes on finira par rencontrer des faits psychiques et organiques ; mais, si nous nous en tenons à ces conditions lointaines de la vie morale, nous renoncerons par cela même à l’expliquer dans ce qu’elle a de personnel et de caractéristique. La morale doit donc se constituer comme une science indépendante sur des bases qui lui soient propres, et c’est ce qu’essaye de faire l’école allemande.

Mais cette méthode elle-même est susceptible de bien des perfectionnements. Le défaut grave de tous les travaux que nous avons analysés jusqu’ici, c’est leur extrême généralité. La plupart de ces moralistes se posent la même question, que les spiritualistes et les utilitaires, qu’ils résolvent, il est vrai, par une méthode plus scientifique : ils se demandent d’emblée quelle est la formule générale de la moralité. Quoiqu’ils entreprennent de répondre à la question par une observation attentive des faits, cette manière de procéder ne laisse pas de faire à la morale une situation tout à fait exceptionnelle parmi les autres sciences positives. Ni la physique, ni la chimie, ni la physiologie, ni la psychologie ne se réduisent à un seul et unique problème, mais elles consistent toutes dans une multitude de problèmes particuliers et qui vont tous les jours en se spécialisant. Sans doute le but dernier du physiologiste est d’arriver à savoir ce que c’est que la vie ; le but dernier du psychologue, d’arriver à savoir ce qu’est la conscience ; mais le seul moyen d’obtenir jamais une définition adéquate de l’un ou l’autre de ces phénomènes est d’en étudier par le détail toutes les formes particulières, toutes les nuances et les variétés. Il faut procéder de même en morale. Le bien, le devoir, le droit ne sont pas des données de l’expérience. Ce que nous observons directement, ce sont des biens, des droits, des devoirs particuliers. Pour trouver la formule qui les comprend tous, il faut d’abord étudier chacun d’eux en lui-même, pour lui-même, et non pour arriver d’une haleine à une définition générale de la moralité. N’y a-t-il pas vraiment quelque chose d’étrange à se poser ces hautes questions alors que nous ne savons pas encore, ou du moins que nous savons mal ce que c’est que le droit de propriété, le contrat, le crime, la peine, etc., etc. ? Peut-être l’heure des synthèses viendra-t-elle un jour ; mais il ne semble guère qu’elle soit déjà sonnée. Ainsi à cette question tant de fois répétée : quel est ou bien encore quels sont les principes derniers de la morale ? le moraliste ne peut actuellement répondre que par un aveu d’ignorance. Il faut définitivement renoncer à cette idée qui fait de la morale un lieu commun à la portée de