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tation théorique risquera fort de n’être pas la meilleure. Est-il d’ailleurs besoin de faire remarquer que nous sommes bien loin de connaître, même d’une manière approchée, la nature de l’homme et des sociétés ?

Ces vues théoriques étaient nécessaires pour bien faire ressortir toute la nouveauté de l’école allemande. Elle est en effet une protestation contre l’emploi de la déduction dans les sciences morales et un effort pour y acclimater enfin une méthode vraiment inductive. Tous les moralistes dont nous avons parlé sentent fortement combien sont étroites et artificielles toutes les doctrines morales qui se sont jusqu’ici partagé les esprits. L’éthique de Kant ne leur semble pas moins insuffisante que celle des utilitaires. Les Kantiens font de la morale un fait spécifique, mais transcendant, et qui échappe à la science ; les utilitaires, un fait d’expérience, mais qui n’a rien de spécifique. Ils la ramènent à cette notion si confuse de l’utile et n’y voient qu’une psychologie ou une sociologie appliquée. Seuls les moralistes allemands voient dans les phénomènes moraux des faits qui sont à la fois empiriques et sui generis. La morale n’est pas une science appliquée ou dérivée, mais autonome. Elle a son objet propre qu’elle doit étudier comme le physicien les faits physiques, le biologiste les faits biologiques et d’après la même méthode. Ses faits à elle, ce sont les mœurs, les coutumes, les prescriptions du droit positif, les phénomènes économiques en tant qu’ils deviennent l’objet de dispositions juridiques ; elle les observe, les analyse, les compare, et s’élève ainsi progressivement aux lois qui les expliquent. Sans doute elle a des relations avec la psychologie, puisque les faits moraux ont leurs conditions dans le cœur de l’individu ; mais ils se distinguent des faits psychiques ne serait-ce que par leur forme impérative. D’autre part, ils ont des rapports avec tous les autres faits sociaux, mais ne se confondent pas avec eux. La morale n’est pas une conséquence et comme un corollaire de la sociologie, mais une science sociale à côté et au milieu des autres.

En dehors de l’Allemagne nous ne connaissons que Leslie Stephen qui ait suivi cette méthode et essayé de faire une vraie science des mœurs. Cette idée est donc bien celle qui doit servir à caractériser l’école allemande. Aux noms que nous avons déjà cités, nous aurons même pu en ajouter d’autres. Ainsi M. Lorenz Von Stein, dans plusieurs de ses ouvrages, demande aux juristes de ne pas se contenter de commenter les textes de lois, mais de travailler à la constitution d’une science qui de la comparaison des droits des différents peuples chercherait à induire les lois des phénomènes juridiques. Il est vrai que par éclectisme il maintient à côté de cette science